Fastolfe ne répondit pas et Baley éprouva la sombre satisfaction d’avoir imposé sa volonté à la fille d’abord, au père ensuite.
Pendant combien de temps il pourrait continuer de le faire, il n’en savait rien.
Baley s’arrêta à la portière de l’aéroglisseur et dit avec fermeté :
— Giskard, je ne veux pas que les vitres soient opacifiées. Je ne veux pas m’asseoir à l’arrière. Je veux être à l’avant et observer l’Extérieur. Comme je me trouverai entre Daneel et toi, il me semble que je serai suffisamment en sécurité, à moins que le véhicule lui-même soit détruit et, dans ce cas, nous le serons tous, que je sois à l’arrière ou à l’avant.
Giskard répondit à la force de ces instructions en se réfugiant dans un respect plus profond encore.
— Monsieur, si vous éprouviez un malaise…
— Alors tu arrêteras la voiture et je monterai à l’arrière. Tu pourras opacifier ces vitres-là. Ou tu n’auras même pas besoin de t’arrêter. Je peux très bien passer par-dessus le dossier du siège avant pendant que nous nous déplaçons. Le fait est, Giskard, qu’il est important que je me familiarise le plus possible avec Aurora et très important, aussi, que je m’habitue à l’Extérieur. Alors ce que je t’ai demandé est un ordre, Giskard.
Daneel intervint gentiment.
— La demande du camarade Elijah est tout à fait raisonnable, Ami Giskard. Il sera en sécurité entre nous.
Giskard céda, peut-être à contrecœur (Baley savait mal interpréter les expressions de sa figure pas tout à fait humaine) et prit sa place aux commandes. Baley le suivit et regarda par le pare-brise transparent avec moins d’assurance que ne laissait supposer la fermeté de ses ordres. Cependant, la présence d’un robot de chaque côté était réconfortante.
La voiture se souleva sur ses jets d’air comprimé et se balança légèrement, comme si elle cherchait son équilibre. Baley ressentit le mouvement au creux de l’estomac en s’efforçant de ne pas regretter sa petite manifestation de bravoure. Il ne servait à rien de se répéter que Daneel et Giskard ne présentaient aucun signe de frayeur. Ils étaient des robots et ne pouvaient connaître la peur.
Sur ce, la voiture avança brusquement et Baley fut rejeté avec force contre le dossier. En moins d’une minute, il filait déjà plus vite que cela ne lui était jamais arrivé sur les Voies Express de la Ville. Une large route herbue s’étirait devant eux à perte de vue.
La vitesse paraissait d’autant plus grande qu’il n’y avait pas, de chaque côté, les lumières et les structures rassurantes de la Ville mais d’assez vastes étendues de verdure et de formations irrégulières.
Baley faisait de vaillants efforts pour respirer régulièrement et pour parler aussi naturellement que possible de choses normales.
— On dirait que nous ne traversons ni cultures ni pâturages, dit-il. Toutes ces terres me paraissent incultes, Daneel.
— C’est le territoire de la Ville, camarade Elijah. Ces terres sont des parcs et des domaines appartenant à des particuliers.
La Ville ! Baley ne pouvait accepter ce mot. Il savait que c’était une Ville !
— Eos est la plus grande et la plus importante Ville d’Aurora, expliqua Daneel. La première à avoir été fondée. C’est le siège de la Législature du Monde. Le président de la Législature y a sa propriété et nous allons passer devant.
Non seulement une Ville mais la plus grande. Baley regarda à droite et à gauche.
— J’avais l’impression (lue les établissements du Dr Fastolfe et de Gladïa étaient dans la banlieue d’Eos. Il me semble que nous aurions déjà dû franchir les limites de la Ville.
— Pas du tout, camarade Elijah. Nous passons par le centre, en ce moment. Les limites sont à sept kilomètres et notre destination près de quarante kilomètres plus loin.
— Le centre de la Ville ? Je ne vois pas de bâtiments.
— Ils ne sont pas faits pour être vus de la route, mais il y en a un que vous pourrez distinguer entre les arbres. C’est l’établissement de Fuad Labord, un écrivain bien connu.
— Tu connais tous les établissements de vue ?
— Ils sont dans mes banques de mémoire, répondit solennellement Daneel.
— Il n’y a pas de circulation sur cette route. Pourquoi ?
— Les longues distances sont couvertes en véhicules atmosphériques ou en mini-voitures magnétiques. Les liaisons télévisées…
— A Solaria, on dit les visions, interrompit Baley.
— Ici aussi, plus familièrement, mais officiellement, c’est les LTV. Elles permettent une grande partie de la communication. Et puis aussi les Aurorains aiment beaucoup la marche et il n’est pas rare de faire à pied plusieurs kilomètres afin de rendre visite à des amis ou même pour aller à des réunions d’affaires si le temps n’est pas trop mesuré.
— Et comme nous devons nous rendre à une distance trop longue pour la marche, trop proche pour les atmosphériques, et que nous ne voulons pas de télévision… nous utilisons une voiture de sol.
— Un aéroglisseur, plus exactement, camarade Elijah. Mais oui, on pourrait l’appeler une voiture de sol, je suppose.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver chez Vasilia ?
— Pas très longtemps, camarade Elijah. Elle est à l’Institut de Robotique, comme vous le savez peut-être. Un silence tomba, que Baley finit par rompre :
— On dirait que le ciel se couvre, là-bas à l’horizon.
Giskard négocia un virage à pleine vitesse et l’aéroglisseur prit une gîte de plus de trente degrés. Baley ravala un cri d’effroi et se cramponna à Daneel qui lui mit un bras autour des épaules et le maintint solidement comme dans un étau. Quand l’aéroglisseur se redressa, Baley laissa lentement échapper le souffle qu’il retenait.
— Oui, répondit Daneel, ces nuages apporteront les précipitations que j’ai prédites, dans le courant de la journée.
Baley fronça les sourcils. Il avait été surpris par la pluie une fois – rien qu’une seule fois – pendant son travail expérimental dans les champs, dans l’Extérieur de la Terre. C’était comme si on passait sous une douche froide, tout habillé. Il avait eu un instant de panique, en s’apercevant qu’il ne pouvait tendre la main vers aucune commande pour la faire cesser. L’eau allait tomber éternellement ! Et puis tout le monde s’était mis à courir et il avait couru avec les autres, vers l’abri sec et contrôlable de la Ville.
Mais ici, c’était Aurora, et il ne savait pas du tout ce que l’on faisait quand il se mettait à pleuvoir. Et il n’y avait pas de Ville où se réfugier. Courait-on vers l’établissement le plus proche ? Ceux qui se réfugiaient étaient-ils automatiquement bien accueillis ?
Un autre petit virage se présenta et Giskard annonça :
— Monsieur, nous sommes dans le parking de l’Institut de Robotique. Nous pouvons maintenant entrer et visiter l’établissement que possède le Dr Vasilia sur les terres de l’Institut.
Baley acquiesça. Le trajet avait duré entre un quart d’heure et vingt minutes (autant qu’il pouvait en juger selon le temps terrestre) et il était content qu’il soit fini. Il dit, d’une voix légèrement essoufflée :
— J’aimerais savoir diverses choses sur la fille du Dr Fastolfe, avant de la rencontrer. Tu ne la connais pas, Daneel ?
— A l’époque où mon existence a commencé, le Dr Fastolfe et sa fille étaient séparés depuis un temps considérable. Je ne l’ai jamais vue.
— Mais toi, Giskard, tu la connaissais très bien, en revanche. C’est bien cela ?
— C’est cela, monsieur, répondit imperturbablement Giskard.
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