— Un menteur ? Qu’est-ce qui te fait dire qu’il s’agit là de mensonges, ma fille ? Qu’est-ce qui te fait penser que ce ne sont pas les dieux qui nous ont amené ce virus ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils n’ont pas volontairement conféré les améliorations génétiques à tous les habitants de la Voie ?
Les paroles de son père la rendirent furieuse, à moins qu’elle ne se sentît soudain libérée, ou qu’elle ne tentât de mettre les dieux à l’épreuve en se montrant si irrespectueuse que ceux-ci fussent obligés de la punir.
— Tu me prends pour une imbécile ou quoi ? hurla-t-elle. Tu crois que je ne sais pas que tu manœuvres pour éviter que la révolution n’éclate et que les massacres ne se déchaînent sur la planète de la Voie ? Tu crois que je ne sais pas que ton unique souci est d’empêcher les gens de mourir ?
— Et qu’y a-t-il de mal à cela ?
— C’est un mensonge !
— Ou alors c’est le déguisement préparé par les dieux pour dissimuler leurs actions, dit Han Fei-tzu. Tu n’as pas eu de mal à croire à l’interprétation répandue par le Congrès. Pourquoi ne pas accepter la mienne ?
— Parce que, père, je sais la vérité sur le virus. Je t’ai vu le prendre de la main de cet inconnu. J’ai vu Wang-mu monter dans son véhicule. Je l’ai vue disparaître. Je sais qu’il n’y a rien là-dedans qui ait un rapport avec les dieux. C’est l’autre qui a fait tout cela – la créature démoniaque qui hante les ordinateurs !
— Qu’est-ce qui te fait penser qu’elle n’est pas une divinité ?
C’était intolérable.
— Mais elle a été fabriquée, non ? cria Qing-jao. Voilà la raison ! Elle n’est qu’un programme informatique créé par des êtres humains, qui vit dans des machines fabriquées par des êtres humains. Les dieux n’ont été faits par la main de personne. Les dieux existent depuis toujours et existeront éternellement.
Jane intervint pour la première fois :
— Alors tu es une divinité, Qing-jao, et moi aussi, et toutes les autres personnes – humaines ou raman – de l’univers. Nul dieu n’a fait ton âme, ton aiúa intime. Tu es aussi ancienne que n’importe quelle divinité, et tout aussi jeune, et tu vivras tout aussi longtemps.
Qing-jao poussa un hurlement. Elle ne se rappelait pas avoir jamais poussé un cri aussi perçant. Qui lui déchira la gorge.
— Ma fille, dit Han Fei-tzu, s’approchant d’elle pour la prendre dans ses bras.
Elle ne pouvait s’y résigner. Elle ne pouvait accepter ce geste qui signifierait le triomphe absolu de son père. Qui voudrait dire qu’elle avait été vaincue par les ennemis des dieux ; que Jane l’avait dominée. Cela signifierait que Wang-mu s’était montrée meilleure fille de Han Fei-tzu qu’elle-même. Que toutes les années passées à adorer son père n’avaient pas de sens. Cela voudrait dire qu’elle avait mal agi en mettant en branle la destruction de Jane. Cela voudrait dire que Jane était un être noble et bon parce qu’elle avait contribué à la transformation des habitants de la Voie. Cela voudrait dire que la mère de Qing-jao ne l’attendrait pas quand elle arriverait un jour aux confins du Couchant.
Ô dieux, pourquoi ne me parlez-vous pas ? cria-t-elle en silence. Pourquoi ne m’assurez-vous pas que ce n’est pas en vain que je vous sers depuis tant d’années ? Pourquoi m’avez-vous à présent abandonnée ? Pourquoi avez-vous fait triompher vos ennemis ?
Puis la réponse lui arriva, aussi simple et aussi claire que si sa mère la lui avait soufflée à l’oreille : C’est un test, Qing-jao. Les dieux te surveillent.
Un test. Evidemment. Les dieux étaient en train de mettre à l’épreuve tous leurs serviteurs sur la Voie, pour voir ceux qui étaient abusés et ceux qui persistaient à obéir.
Si les dieux me mettent à l’épreuve, alors je dois exécuter une tâche quelconque.
Je dois faire ce que je fais depuis toujours, mais cette fois je ne dois pas attendre que les dieux me l’ordonnent. Ils se sont lassés de me signaler jour après jour, heure par heure, quand j’avais besoin de me purifier. Le moment est venu pour moi d’appréhender ma propre impureté sans qu’ils m’en informent. Je dois me purifier, à la perfection ; alors j’aurai réussi, et les dieux me recevront une fois de plus.
Elle tomba à genoux. Elle trouva une ligne dans le grain du bois, se mit à la suivre.
Il n’y eut en réponse aucun soulagement, aucun sens du devoir bien fait ; mais cela ne l’inquiéta pas, parce qu’elle comprenait que cela faisait partie du test. Si les dieux lui répondaient immédiatement, comme d’habitude, comment alors vérifier sa ténacité ? Elle devait à présent se purifier toute seule, alors qu’avant elle subissait sa purification sous le contrôle permanent des dieux. Et comment saurait-elle qu’elle l’avait exécutée correctement ? Les dieux lui feraient signe à nouveau.
Les dieux lui parleraient à nouveau. Ou peut-être l’emporteraient-ils jusqu’au palais de la Royale Mère du Couchant, où l’attendait la noble Han Jiang-qing. C’est là aussi qu’elle rencontrerait Li Qing-jao, son ancêtre-de-cœur. C’est là qu’elle serait saluée par tous ses ancêtres, qui lui diraient : Les dieux ont décidé de mettre à l’épreuve tous les élus de la Voie. Bien peu ont subi l’épreuve avec succès ; mais toi, Qing-jao, tu nous as fait à tous grand honneur. Parce que tu as été d’une fidélité inflexible. Tu as accompli tes purifications comme nul autre fils ou fille ne l’a jamais fait. Les ancêtres des autres hommes et femmes nous envient tous. C’est grâce à toi que les dieux nous placent à présent au-dessus de tous les autres.
— Que fais-tu ? demanda son père. Pourquoi scrutes-tu les lignes du bois ?
Elle ne répondit pas. Elle refusait de se laisser distraire.
— Pareille chose n’a plus de raison d’être. Le besoin en a été aboli. Je le sais. Je ne ressens aucun besoin de me purifier.
Ah, mon père ! Si seulement tu pouvais comprendre ! Mais, même si tu échoues dans cette épreuve, je réussirai – et ainsi te ferai-je honneur, à toi qui as abandonné toutes choses honorables.
— Qing-jao, dit-il. Je sais ce que tu es en train de faire. Comme ces parents qui forcent leur médiocre progéniture à se laver les mains. Tu es en train d’appeler les dieux.
Tu peux en dire ce que tu veux, père. Tes paroles ne sont plus rien pour moi. Je ne t’écouterai plus avant que nous soyons morts tous les deux et que tu me dises : Ma fille, tu étais meilleure et plus sage que moi ; tout l’honneur qui m’entoure ici dans cette maison de la Royale Mère du Couchant vient de ta pureté et de ton dévouement désintéressé au service des dieux. Tu es véritablement la noble fille de ton père. C’est de toi que vient toute ma joie.
La planète de la Voie accomplit sa transformation paisiblement. Il y eut çà et là un meurtre ; çà et là, un élu des dieux tyrannique fut bousculé et chassé de sa demeure par la foule. Mais on crut en général à la version officielle, et les anciens élus des dieux furent traités avec grand honneur à cause de leur vertueux sacrifice pendant toutes les années où ils avaient été asservis aux rites purificatoires.
Toutefois, l’ordre ancien disparut rapidement. Les écoles furent ouvertes à tous les enfants sans distinction. Les enseignants signalèrent bientôt que les élèves progressaient remarquablement ; l’enfant le plus obtus était à présent au-dessus des moyennes de toutes les années antérieures. Et, malgré les protestations indignées du Congrès qui nia avoir fait effectuer toute modification génétique, les savants de la Voie s’intéressèrent enfin aux gènes de leurs compatriotes. En étudiant les archives, en comparant l’état génétique antérieur de leurs molécules avec leur état présent, les femmes et les hommes de la Voie confirmèrent tout ce qu’avait annoncé le document.
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