— J’avais espéré être ton professeur, dit-il. Mais si cet homme veut vraiment œuvrer pour ce qu’il vient de décrire, alors tu auras avec lui une meilleure chance d’infléchir le cours de l’histoire humaine que tu n’en auras jamais sur cette planète, où le virus accomplira l’essentiel de notre tâche.
— En vous quittant, chuchota Wang-mu, c’est comme si je perdais un père.
— Et si tu pars, j’aurai perdu ma seconde et dernière fille.
— Arrêtez de me fendre le cœur, vous deux, dit Peter. J’ai là un engin supraluminique. Si elle quitte la Voie avec moi, c’est pas pour la vie. Si ça marche pas, je peux toujours la ramener en un jour ou deux. Ça vous va ?
— Tu veux partir, je le sais, dit maître Han.
— Mais vous savez aussi que je veux rester.
— Je le sais. Mais tu partiras.
— Oui, dit-elle. Je partirai.
— Que les dieux te gardent, Wang-mu, ma fille.
— Et que vous soyez à l’est du Levant partout où vous irez, Han Fei-tzu, mon père.
Puis elle fit un pas en avant. Le jeune homme appelé Peter la prit par la main et la conduisit dans le vaisseau. La porte se referma derrière eux. Un instant plus tard, l’engin disparut.
Maître Han attendit là dix minutes, méditant jusqu’à ce qu’il retrouve son calme. Puis il ouvrit le flacon, en but le contenu et retourna d’un pas allègre à la résidence. Il fut accueilli par la vieille Mu-pao qui l’attendait juste derrière la porte.
— Maître Han, dit-elle. Je ne savais pas où vous étiez parti. Et Wang-mu est partie elle aussi.
— Elle est partie pour quelque temps, dit-il.
Puis il se rapprocha de la vieille domestique, assez près pour lui souffler au visage.
— Tu as été fidèle à cette maison au-delà de ce que nous avons jamais été en droit d’espérer.
— Maître Han, dit-elle, la peur dans le regard, vous ne me renvoyez pas, n’est-ce pas ?
— Non, dit-il. Je croyais te remercier.
Il planta là Mu-pao et fit le tour de la maison. Qing-jao n’était pas dans sa chambre. Cela n’avait rien d’étonnant. Elle passait le plus clair de son temps à recevoir des visiteurs. Ce qui ne pouvait qu’arranger Han Fei-tzu. Et, de fait, il la trouva au salon, en compagnie de trois vénérables et distingués élus des dieux qui venaient d’une ville à trois cents kilomètres de là.
Qing-jao fit de bonne grâce les présentations, puis adopta le rôle de la fille obéissante en présence de son père. Il s’inclina devant chaque invité, non sans trouver un prétexte pour tendre la main et les toucher chacun à leur tour. Jane avait expliqué que le virus était extrêmement contagieux. Une simple proximité physique était habituellement suffisante ; le contact rendait la transmission encore plus sûre.
Les salutations terminées, il se tourna vers sa fille.
— Qing-jao, dit-il, veux-tu accepter un cadeau ?
Elle s’inclina et répondit courtoisement :
— Je recevrai avec reconnaissance tout cadeau que mon père m’apporte, bien que je sache que je suis indigne de ses attentions.
Il ouvrit les bras et l’attira à lui. Elle se laissa étreindre gauchement, avec raideur : il ne s’était jamais laissé aller à pareille effusion devant des dignitaires depuis qu’elle était toute petite fille. Mais il la tint quand même, et la serra très fort, car il savait qu’elle ne lui pardonnerait jamais ce qu’elle recevait dans ce geste et que ce serait donc la dernière fois qu’il prendrait sa Glorieusement Brillante dans ses bras.
Qing-jao savait ce que signifiait cette embrassade. Elle avait vu son père traverser le jardin avec Wang-mu. Elle avait vu l’engin en forme de noisette apparaître sur la berge. Elle avait vu son père prendre le flacon des mains de l’inconnu aux yeux ronds. Elle l’avait vu boire. Puis elle était venue dans cette pièce pour recevoir des visiteurs en son nom. Je suis soumise, mon très honoré père, même quand tu t’apprêtes à me trahir.
Alors, sachant que cette étreinte était l’effort le plus cruel consenti par son père pour la couper de la voix des dieux, sachant qu’il avait si peu de respect pour elle qu’il croyait pouvoir la tromper, elle reçut néanmoins ce qu’il avait décidé de lui donner. N’était-il pas son père ? Peut-être que ce virus importé de Lusitania lui ravirait la voix des dieux, ou peut-être que non – elle ne pouvait deviner ce que les dieux permettraient de faire à leurs ennemis. Mais il ne faisait pas de doute que les dieux la puniraient si elle repoussait son père et lui désobéissait. Mieux valait demeurer digne des dieux en témoignant à son père le respect et l’obéissance attendus que lui désobéir au nom des dieux et par là même se rendre indigne de leurs attentions.
Elle accepta donc l’étreinte de son père, et respira profondément son haleine.
Il s’entretint brièvement avec ses invités, puis se retira. C’était pour eux un honneur insigne que d’être personnellement reçus par lui : Qing-jao avait si respectueusement dissimulé la folle rébellion de son père contre les dieux que Han Fei-tzu était toujours considéré comme le plus grand homme de la Voie. Qing-jao leur parla doucement, avec un gracieux sourire, puis les reconduisit. Elle ne leur laissa aucunement soupçonner qu’ils portaient une arme sur eux. À quoi cela servirait-il ? Des armes humaines ne seraient d’aucune utilité contre le pouvoir des dieux, à moins qu’ils ne le veuillent. Et si les dieux voulaient cesser de parler aux habitants de la Voie, alors c’était peut-être précisément le déguisement qu’ils avaient choisi pour agir. Que l’incroyant s’imagine que le virus lusitanien importé par mon père nous a coupés des dieux ; moi, je saurai, comme tous leurs fidèles, que les dieux parlent à qui ils veulent, et qu’aucune arme créée de main d’homme ne pourrait les en empêcher si c’était là leur désir. Vanité que toutes ces spéculations ! Si ceux du Congrès croient qu’ils ont fait parler les dieux sur la Voie, libre à eux de le croire. Si mon père et les Lusitaniens croient qu’ils sont en train de réduire les dieux au silence, qu’ils le croient. Moi, je sais que les dieux me parleront, pourvu que j’en sois digne.
Quelques heures plus tard, Qing-jao tomba gravement malade. La fièvre la frappa comme une massue ; Qing-jao s’effondra et c’est à peine si elle se rendit compte que les domestiques la portaient dans son lit. Les médecins vinrent à son chevet, bien qu’elle eût pu leur dire qu’ils ne lui étaient d’aucun secours et qu’en venant ils ne feraient que s’exposer eux-mêmes à la contagion. Mais elle ne dit rien, car son corps luttait trop farouchement contre la maladie. Ou plutôt, son corps se démena pour rejeter ses propres tissus et organes jusqu’à ce que la transformation de ses gènes soit enfin complète. Même à ce stade, il fallut du temps à l’organisme de Qing-jao pour se purger des vieux anticorps. Elle dormit longtemps. Longtemps.
Elle s’éveilla dans le grand soleil de l’après-midi.
— L’heure ! cria-t-elle d’une voix rauque.
Son ordinateur énonça l’heure et le jour. La fièvre lui avait pris deux jours de sa vie. Elle avait soif, sa gorge était brûlante. Elle se leva et tituba jusqu’à la salle de bains, déclencha le robinet, remplit son gobelet et but et rebut jusqu’à satiété. La station debout lui donnait des vertiges. Elle avait un goût bizarre dans la bouche. Où étaient les domestiques qui s’étaient occupés d’elle pendant sa maladie ?
Ils doivent être malades eux aussi. Et mon père ? Il a dû tomber malade avant moi. Qui lui apportera de l’eau ?
Quand elle le trouva, il dormait, agité de frissons, l’épiderme moite des sueurs froides de la nuit. Elle le réveilla avec un gobelet d’eau qu’il but avidement, les yeux levés vers les siens comme pour l’interroger, à moins que ce ne fût pour implorer son pardon. C’est auprès des dieux que tu dois te repentir, père, tu n’as pas d’excuses à présenter à ta fille.
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