« Je suis toujours satisfait. Je suis ce que je suis, qu’importe comment cela m’est arrivé. »
« Mais toujours pas libre. »
« Chez nous, les mâles comme les femelles doivent toujours renoncer à la vie pour transmettre leurs gènes. »
« Stupide individu, crois-tu que je sois libre, moi, la reine de cet essaim ? Crois-tu que les parents humains retrouvent jamais une pleine liberté une fois qu’ils ont procréé ? Si pour toi la vie signifie l’indépendance, la liberté sans entraves de faire ce que tu veux, alors aucune créature intelligente n’est en vie. Aucun de nous n’est jamais totalement libre. »
« Prenez donc racine, chère amie, et dites-moi alors à quel point vous étiez captive avant d’être enracinée. »
Wang-mu et maître Han attendaient ensemble au bord du fleuve. Une agréable promenade dans le jardin les avait amenés à une centaine de mètres de la résidence. Jane leur avait dit que quelqu’un viendrait les voir, quelqu’un de Lusitania. Ils avaient tous les deux compris que cela signifiait qu’on avait réussi à voyager plus vite que la lumière, mais ils pouvaient seulement supposer que leur visiteur avait dû se mettre en orbite autour de la Voie, était descendu en navette et faisait discrètement route vers eux.
Ils furent étonnés de voir une structure métallique ridiculement petite apparaître devant eux sur la berge. La porte s’ouvrit. Un homme émergea. Un homme jeune, blanc, de forte carrure, mais d’apparence agréable tout de même. Il tenait à la main une simple éprouvette en verre.
Il sourit.
Wang-mu n’avait jamais vu pareil sourire. Le regard de l’homme la traversa comme s’il avait capturé son âme. Comme s’il la connaissait intimement, mieux qu’elle ne se connaissait elle-même.
— Wang-mu, dit-il doucement. Royale Mère du Couchant. Et Fei-tzu, le grand professeur de la Voie.
Il s’inclina. Ils s’inclinèrent courtoisement.
— J’en ai pas pour longtemps, dit-il en tendant le tube à maître Han. Voilà le virus. Dès que je suis parti – parce que j’ai aucune envie de me faire génétiquement modifier, merci beaucoup –, vous buvez ça. J’imagine que ça a un goût de pus ou quelque chose d’aussi dégueulasse, mais buvez quand même. Ensuite vous prenez contact avec un maximum de gens, chez vous et dans la ville à côté. Vous aurez environ six heures avant d’avoir la nausée. Avec un peu de chance, à la fin du deuxième jour, vous n’aurez plus un seul symptôme. De quoi que ce soit. Finies les petites cabrioles dans l’air, maître Han, dit-il avec un sourire narquois.
— Finie aussi la servilité pour nous tous, dit Han Fei-tzu. Nous sommes prêts à transmettre notre message séance tenante.
— Ce truc-là, vous en causez à personne avant d’avoir répandu l’infection pendant au moins quelques heures.
— Evidemment, dit maître Han. Votre sagesse me dit d’être prudent, bien que mon cœur me dise de proclamer sans tarder la glorieuse révolution que cette miséricordieuse épidémie va nous apporter.
— Oui, c’est très bien, cause toujours, dit l’homme avant de se tourner vers Wang-mu. Mais toi, t’as pas besoin du virus, hein ?
— Non, monsieur, dit Wang-mu.
— Jane dit qu’elle a jamais vu personne d’aussi intelligent chez les humains.
— Jane est trop généreuse, dit Wang-mu.
— Mais non, elle m’a fait voir ton dossier.
Il l’examina de la tête aux pieds. Elle n’apprécia pas la manière dont ses yeux prirent possession de tout son corps en ce seul et interminable regard.
— T’as pas besoin d’être là pour attendre l’épidémie. En fait, tu ferais mieux de te barrer d’ici avant que ça commence.
— Partir d’ici ?
— Y a rien pour toi, ici, dit l’homme. Je sais pas comment la révolution va marcher ici, mais tu seras toujours une bonniche et une fille de prolos. Dans un foutoir pareil, tu pourrais passer toute ta vie à surmonter tes handicaps et tu serais encore rien qu’une servante avec une intelligence au-dessus de la moyenne. Viens avec moi pour faire un peu avancer l’histoire. Faire l’histoire, pardi !
— Je viendrais avec vous pour faire quoi ?
— Renverser les guignols du Congrès, évidemment. On leur coupe les pattes et on les renvoie chez eux sur les rotules. Faire de toutes les colonies planétaires des membres à part entière avec voix délibérative, donner un grand coup de balai pour éliminer la corruption, révéler tous les secrets les plus louches, et rappeler la flotte de Lusitania avant qu’elle puisse commettre une atrocité. Reconnaître les droits de toutes les races raman. Donner la paix et la liberté.
— Et vous avez l’intention de faire tout ça ?
— Mais pas tout seul.
Elle fut soulagée.
— Puisque je t’aurai avec moi.
— Pour quoi faire ?
— Pour écrire. Pour parler. Pour faire tout ce qui pourra m’être utile.
— Mais je n’ai pas fait d’études, monsieur. Maître Han commençait tout juste à me donner des leçons.
— Qui êtes-vous ? demanda maître Han. Comment pouvez-vous attendre d’une jeune fille réservée comme elle qu’elle cède aux avances du premier venu ?
— Réservée, vous dites ? Une fille qui fait don de son corps au contremaître afin d’avoir une chance de s’approcher d’une jeune élue qui, on ne sait jamais, pourrait l’engager comme servante secrète ? Non, maître Han, elle peut bien se donner l’air d’une sainte-nitouche, mais c’est parce que c’est un vrai caméléon. Elle change de peau chaque fois qu’elle croit que ça va lui rapporter quelque chose.
— Je ne suis pas une menteuse, monsieur, dit-elle.
— Non, je suis sûr que tu deviens en toute sincérité ce que tu fais semblant d’être. Alors, maintenant, je te dis : « Fais semblant d’être une révolutionnaire avec moi. Tu détestes ces salauds qui ont fait tout ça à ta planète. Et à Qing-jao. »
— Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur moi ?
Il tapota son oreille, où Wang-mu remarqua pour la première fois le bijou qui s’y blottissait.
— Jane me renseigne en permanence sur les gens que j’ai besoin de connaître.
— Jane va mourir bientôt, dit Wang-mu.
— Oh, elle va peut-être tomber quelque temps dans une demi-stupeur, mais elle va pas mourir, ça non ! Et entre-temps, je t’aurai, toi.
— Je ne peux pas le faire, dit-elle. J’ai peur.
— Très bien, ait-il. Je t’ai fait la proposition.
Il se retourna en direction de la porte de son minuscule engin.
— Attendez, dit-elle.
Elle se retrouva à nouveau face à lui.
— Pouvez-vous me dire au moins qui vous êtes ?
— Je m’appelle Peter Wiggin, dit-il. Mais je compte utiliser un pseudonyme pendant quelque temps.
— Peter Wiggin, souffla-t-elle. Mais c’est le nom du…
— C’est mon nom à moi. Je t’expliquerai tout plus tard, si ça me chante. Disons simplement que c’est Andrew Wiggin qui m’a expédié ici. Plutôt énergiquement. Je suis investi d’une mission, et il a pensé que je ne pourrais la remplir que sur l’une des planètes où les structures du pouvoir au Congrès sont le plus concentrées. J’ai déjà été hégémon une fois dans ma vie, Wang-mu, et j’ai l’intention de récupérer mon boulot, peu importe le nom que ça aura quand je l’aurai retrouvé. Je vais faire pas mal de dégâts, je vais en enquiquiner plus d’un et foutre en l’air ces Cent-Mondes de mes deux. Alors, je t’invite à m’aider. Mais je me fous pas mal que tu sois d’accord ou pas, parce que, même si c’est le pied de profiter de ta science et de ta compagnie, je ferai le boulot d’une manière ou d’une autre. Alors, tu viens ou quoi ?
Désespérant de pouvoir prendre une décision, Wang-mu se tourna vers maître Han.
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