Qing-jao retrouva aussi les domestiques, un par un. Certains avaient fait preuve d’une telle loyauté qu’ils ne s’étaient pas alités mais étaient tombés là où leur devoir exigeait leur présence. Tous étaient vivants. Tous étaient en voie de guérison et ne tarderaient pas à être à nouveau sur pied. Ce ne fut que lorsqu’elle les eut tous retrouvés et soignés que Qing-jao alla aux cuisines chercher quelque chose à manger. Elle rendit la première nourriture solide qu’elle trouva. Elle ne put qu’absorber une soupe claire, à demi réchauffée. Elle porta de la soupe aux autres. Ils mangèrent aussi.
Tous furent bientôt rétablis et en pleine forme. Han Qing-jao prit des domestiques avec elle et apporta de l’eau et de la soupe à toutes les familles du quartier, riches ou pauvres. Toutes reçurent avec reconnaissance ce qu’on leur apportait, et nombreuses furent les prières dites pour le salut de leurs bienfaiteurs. Vous seriez moins empressés à nous remercier, songea Qing-jao, si vous saviez que la maladie dont vous avez souffert venait de la maison de mon père, de par la volonté de mon père. Mais elle n’en dit rien.
Entre-temps, les dieux n’exigèrent d’elle aucune purification.
Enfin, se dit-elle. Enfin, je les satisfais. Enfin j’ai accompli à la perfection ce qu’exigeait la rectitude morale.
En rentrant chez elle, elle voulut dormir immédiatement. Mais les domestiques qui étaient restés dans la maison étaient rassemblés autour de l’holoviseur de l’office et regardaient les informations. Qing-jao ne regardait presque jamais les infos, puisqu’elle avait l’ordinateur à sa disposition, mais les domestiques avaient l’air si sérieux, si préoccupés, qu’elle entra dans la cuisine et resta debout au milieu de leur cercle attentif.
L’épidémie ravageait la planète de la Voie. La quarantaine restait sans effet, quand elle n’était pas imposée trop tard. La présentatrice s’était déjà remise de la maladie, et disait que l’épidémie n’avait pratiquement pas fait de victimes, bien qu’elle eût provoqué en maints endroits une interruption des services vitaux. Le virus avait été isolé, mais était mort trop vite pour être étudié à fond.
« Il paraît que la bactérie est suivie d’un virus qui la tue dès que chaque individu est guéri de l’épidémie, ou juste après. Les dieux nous ont véritablement favorisés en nous envoyant le remède avec la maladie. »
Ils n’ont rien compris, songea Qing-jao. Si les dieux voulaient nous voir en bonne santé, ils n’auraient pas commencé par envoyer l’épidémie.
Elle se rendit compte brutalement que c’était elle qui n’avait rien compris. Bien sûr que les dieux pouvaient envoyer en même temps la maladie et le remède. Si une épidémie se déclarait et que la guérison suive, c’était que les dieux les avaient envoyés. Comment avait-elle pu trouver cela absurde ? C’était comme si elle avait insulté les dieux eux-mêmes.
Elle tressaillit intérieurement, attendant que se déchaîne la fureur divine. Elle avait tenu tellement d’heures sans purification qu’elle était sûre que la tâche serait écrasante quand viendrait le moment de l’exécuter. Serait-elle obligée encore de scruter les lignes du bois de toute une pièce ?
Mais elle ne sentit rien. Aucun désir de scruter le grain du bois. Aucun besoin de se laver.
Elle regarda ses mains. Elles étaient sales, mais cela lui était égal. Elle pouvait les laver ou non. Comme il lui plairait.
L’espace d’un instant, elle se sentit immensément soulagée. Se pouvait-il que son père, Wang-mu et « Jane » aient vu juste dès le début ? Avait-elle été enfin libérée par une manipulation génétique des séquelles d’un crime odieux perpétré par le Congrès des siècles auparavant ?
Comme si elle avait lu dans les pensées de Qing-jao, la présentatrice commença à lire une information concernant un document en train d’apparaître sur tous les terminaux informatiques de la planète. À en croire ce document, la présente épidémie était un don des dieux qui libérait les habitants de la Voie d’une modification génétique pratiquée sur eux par le Congrès. Jusqu’ici, les améliorations génétiques étaient presque toujours liées à un type de psychonévrose obsessionnelle dont les victimes étaient communément désignées sous le vocable d’« élus des dieux ». Mais, à mesure que l’épidémie se propagerait, on s’apercevrait que ces améliorations génétiques étaient à présent répandues chez tous les habitants de la Voie, tandis que les élus, qui portaient auparavant le plus pénible des fardeaux, venaient d’être libérés par les dieux de l’obligation de se purifier constamment.
« Ce document indique que la planète tout entière est à présent purifiée. Les dieux nous ont acceptés, dit la présentatrice d’une voix mal assurée. On ne sait pas d’où provient ce document. L’analyse informatique du style n’a permis de l’attribuer à aucun auteur connu. Le fait qu’il soit apparu simultanément sur des millions de terminaux laisse entendre qu’il émane d’une source incommensurablement puissante. »
La journaliste hésita. Son tremblement était désormais très visible.
« Si l’indigne présentatrice que je suis peut se permettre de poser une question, en espérant que les sages l’entendront et lui donneront la réponse que la sagesse leur dictera, se pourrait-il que les dieux eux-mêmes nous aient envoyé ce message pour que nous prenions conscience de l’étendue du cadeau qu’ils font au peuple de la Voie ? »
Qing-jao écouta encore quelques instants, tandis que la rage montait en elle. C’était Jane, manifestement, qui avait rédigé et diffusé ce document. Comment osait-elle prétendre savoir ce que faisaient les dieux ? Elle était allée trop loin. Il fallait réfuter le document. Il fallait démasquer Jane et révéler toute la machination des Lusitaniens.
Tous les domestiques avaient les yeux fixés sur elle. Elle affronta leurs regards, s’arrêtant sur chacun des membres de l’assistance.
— Que voulez-vous de moi ? demanda-t-elle.
— Ô maîtresse, dit Mu-pao, pardonnez-nous notre curiosité, mais nous venons d’apprendre aux informations une nouvelle que nous ne croirons que si vous nous dites qu’elle est vraie.
— Que puis-je vous dire, moi ? répondit Qing-jao. Je ne suis que la fille stupide d’un grand homme.
— Mais vous êtes une élue des dieux, maîtresse, dit Mu-pao.
Tu es bien téméraire d’évoquer des sujets aussi tabous, songea Qing-jao.
— Toute cette nuit, dit Mu-pao, depuis le moment où vous êtes venue parmi nous avec de quoi boire et de quoi manger, puis lorsque vous avez conduit nombre d’entre nous parmi le peuple pour soigner les malades, vous ne vous êtes pas une seule fois absentée pour vous purifier. Nous ne vous avons jamais vue tenir si longtemps.
— Ne vous est-il pas venu à l’idée, dit Qing-jao, que, peut-être, nous obéissions si bien à la volonté des dieux que je n’ai pas eu besoin de me purifier pendant tout ce temps ?
— Non, dit Mu-pao, perplexe. Non, nous n’y avons pas songé.
— À présent, reposez-vous, dit Qing-jao. Aucun de nous n’a encore pleinement recouvré ses forces. Il faut que j’aille parler à mon père.
Elle les laissa à leurs bavardages et à leurs spéculations. Son père était dans sa chambre, assis devant l’ordinateur. Le visage de Jane était affiché. Son père se retourna vers elle dès qu’elle entra dans la pièce. Son visage était rayonnant, triomphant.
— As-tu vu le message que Jane et moi avons préparé ? dit-il.
— Toi ? Mon père est un menteur ?
Dire pareille chose à son père était impensable. Mais elle ne ressentait encore pas le besoin de se purifier. Elle fut saisie de terreur en voyant qu’elle pouvait lui manquer de respect à ce point sans encourir les reproches des dieux.
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