— Dont Aimaina Hikari est le chef ?
— C’est un peu plus subtil que ça. C’est en réalité un philosophe solitaire hors de tout courant philosophique. Mais il représente en quelque sorte une forme pure de pensée japonaise qui en fait une référence chez les philosophes ayant une influence sur le groupe de pression au Congrès.
— Combien de dominos pensez-vous pouvoir aligner pour qu’ils tombent ainsi les uns sur les autres ?
— Ce n’est pas assez gnomique. Encore un peu trop analytique.
— Je ne suis pas dans mon rôle, Peter. De quel genre d’idée issue de ce courant philosophique le groupe de pression s’inspire-t-il ? »
Peter lâcha un soupir puis s’assit – sur une chaise, bien sûr. Wang-mu en fit autant sur le sol en réfléchissant : voilà comment un Européen aime se voir, une tête au-dessus des autres, donnant des leçons à la femme orientale. Mais pour moi, il s’est éloigné des choses de la terre. Je vais écouter ce qu’il a à dire, tout en sachant que c’est à moi de donner vie à ses paroles.
« Le groupe de pression n’utiliserait jamais une telle puissance contre ce qui ressemble finalement à une dispute mineure au sein d’une petite colonie. Le véritable problème, comme vous le savez, c’est que deux xénobiologistes, Miro Ribeira et Ouanda Mucumbi, ont été surpris à inculquer des notions d’agriculture aux pequeninos de Lusitania. Ce qui constituait une ingérence culturelle. Ils ont donc été rappelés pour être jugés. Bien sûr, avec les anciens vaisseaux voyageant à vitesse luminique relative, ramener une personne d’une planète signifiait qu’à son retour, si retour il y avait, tous ceux qu’elle connaissait seraient des vieillards ou seraient morts. Il s’agissait donc d’un traitement plutôt radical qui, finalement, avait tout du procès hâtif. Le Congrès s’attendait sans doute à des signes de protestation de la part du gouvernement lusitanien, mais la réaction de celui-ci a été une méfiance totale et une coupure des communications ansibles. Les gros bras du Congrès ont immédiatement décidé d’envoyer un simple transport de troupes pour aller prendre le pouvoir sur Lusitania. Mais ils n’ont pas eu les votes suffisants, jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce qu’ils brandissent le spectre du virus de la descolada.
— Exactement. Le groupe farouchement opposé à l’usage de la force a utilisé le virus descolada comme argument contre l’envoi de troupes – puisque à cette époque toute personne contaminée par le virus devait rester sur Lusitania et prendre indéfiniment un inhibiteur empêchant la descolada de détruire son corps de l’intérieur. C’était la première fois que l’on prenait conscience du danger que représentait le virus. Le groupe de pression s’est fait connaître ; il était constitué de tous ceux qui étaient effarés qu’aucune quarantaine n’ait été déclarée plus tôt sur Lusitania. Qu’y avait-il de plus dangereux qu’un virus, en partie intelligent, dans les mains de rebelles ? Ce groupe était principalement constitué de délégués fortement influencés par l’école Nécessarienne de Vent Divin. »
Wang-mu acquiesça. « Et quels sont les enseignements des Nécessariens ?
— Vivre en paix et en harmonie avec son environnement, sans rien déranger, en supportant patiemment les soucis, graves ou non. Cependant, lorsqu’il y a menace et qu’il s’agit d’une question de survie, on se doit d’agir avec une efficacité brutale. La maxime est : « Agir seulement quand cela est nécessaire, et avec le maximum de puissance et de rapidité. » Ainsi, lorsque les militaires ont réclamé des transports de troupes, les délégués sous l’influence du courant de pensée Nécessarienne ont insisté pour que l’on envoie une flotte armée du Dispositif DM pouvant réduire à néant la menace de la descolada. Il y a finalement une sorte d’ironie subtile dans tout cela, vous ne trouvez pas ?
— Non, pas vraiment.
— Et pourtant tout cadre parfaitement. Ender Wiggin a utilisé le Petit Docteur pour détruire la planète des doryphores. Maintenant ils sont sur le point de l’utiliser pour la seconde fois dans leur histoire – contre la planète sur laquelle Ender Wiggin lui-même vit ! C’est ici que ça se complique. Le premier philosophe Nécessarien, Ooka, a vu en Ender la parfaite illustration de ses idées. Tant que les doryphores représentaient une menace sérieuse pour l’humanité, la seule réponse possible était l’éradication de la race tout entière. On ne pouvait se contenter de demi-mesures. Évidemment, il s’est avéré au bout du compte que les doryphores ne représentaient pas réellement une menace, ainsi que l’a écrit Ender un peu plus tard dans La Reine , mais Ooka a justifié cette erreur en faisant valoir que la vérité n’était pas connue lorsque ses supérieurs ont utilisé Ender contre l’ennemi. Ooka avait dit : « Ne jamais échanger de coups avec l’adversaire. » Son idée était de ne jamais frapper qui que ce soit, mais si cela devenait nécessaire, il fallait le faire une bonne fois pour toutes, en usant d’une violence telle que l’ennemi ne puisse être en état de répondre.
— En prenant exemple sur Ender…
— Exactement. Les actes d’Ender sont montrés en exemple pour justifier l’utilisation de moyens semblables contre une autre espèce inoffensive.
— La descolada n’était pas vraiment inoffensive.
— Non. Mais Ender et Ela ont bien trouvé un autre moyen, non ? Ils ont choisi de frapper la descolada même. Mais il n’y a aucun moyen de convaincre le Congrès de rappeler la flotte. Comme Jane a infiltré les moyens de communication ansible du Congrès, ils pensent avoir affaire à une vaste conspiration secrète. Quel que soit l’argument que nous utilisions, ils y verront une tentative de désinformation. De plus, qui irait croire à l’histoire du premier voyage Dehors durant lequel Ela a créé un antidote à la descolada, Miro, son nouveau corps, et Ender, ma chère sœur et moi-même ?
— Ainsi les Nécessariens du Congrès…
— Ils ne s’appellent pas ainsi. Mais leur influence reste très importante. Selon Jane, si nous arrivions à convaincre un Nécessarien reconnu de se déclarer contre l’envoi de la Flotte lusitanienne – avec des arguments convaincants, cela va de soit – cela pourrait briser l’union des partisans de la Flotte au sein du Congrès. Ils ne représentent qu’une faible majorité – bon nombre de gens sont horrifiés à l’idée que l’on puisse utiliser une telle puissance dévastatrice contre une colonie, d’autres le sont plus encore à l’idée que le Congrès est prêt à exterminer les pequeninos, la première espèce intelligente découverte depuis la destruction des doryphores. Tous ces gens se réjouiraient d’arrêter la Flotte ou, dans le pire des cas, de l’utiliser pour mettre en place une quarantaine.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas rencontrer directement un Nécessarien ?
— Pourquoi nous écouterait-on ? Si nous nous présentons comme des partisans de la cause lusitanienne, nous serons jetés en prison pour y être interrogés. Et si nous n’en faisons rien, qui nous prendra au sérieux ?
— Cet homme, Aimaina Hikari, qui est-il au juste ?
— Certains l’appellent le philosophe Yamato. Tous les Nécessariens de Vent Divin sont évidemment japonais, et l’influence de la philosophie est de plus en plus importante parmi les Japonais, que ce soit sur leur monde d’origine ou là où ils se sont implantés. Ainsi, même si Aimaina n’est pas un Nécessarien, il est reconnu comme le gardien de l’âme japonaise.
— S’il leur disait qu’il est contraire à l’esprit japonais de détruire Lusitania…
— Mais il ne le fera pas. Difficilement, en tout cas. Selon les travaux pour lesquels il est reconnu et qui lui ont donné la réputation de philosophe Yamato, les Japonais sont nés pour être des marionnettes rebelles. Tout d’abord, c’est la culture chinoise qui a dominé. Mais selon Hikari, le Japon n’a pas retenu la leçon de l’échec de l’invasion chinoise – qui, au passage, a été repoussée par une grande tempête appelée kamikaze, signifiant « Vent Divin ». Vous pouvez donc être sûre qu’ici au moins, tout le monde se souvient de cette vieille histoire. Bref, le Japon s’est isolé sur son île, ne voulant tout d’abord rien avoir à faire avec les européens lorsqu’ils ont débarqué. Puis une flotte américaine a poussé le Japon à s’ouvrir au commerce international, et les Japonais se sont bien rattrapés depuis. La restauration Meiji a poussé le Japon à s’industrialiser et à s’occidentaliser – et de nouvelles ficelles ont manipulé les marionnettes, toujours selon Hikari. Mais une fois de plus, aucune leçon n’en a été tirée. Puisque les Européens à cette époque étaient des impérialistes s’étant partagé l’Afrique et l’Asie équitablement, le Japon a jugé qu’il avait droit lui aussi à sa part du gâteau impérialiste. Il y avait à cette époque la Chine, celle qui avait jadis tiré les ficelles. Il y a donc eu une invasion…
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