— Je crois que Jane nous a amenés ici parce que les tenues vestimentaires reflètent ce que nous sommes vraiment. J’ai beau n’être qu’une marionnette, j’arrive quand même à prendre un peu de plaisir dans la vie. Tandis que vous… vous arrivez à ternir n’importe quoi rien qu’en en parlant. »
Wang-mu se mordit la lèvre pour éviter de pleurer et fixa son assiette.
« Quel est votre problème ? » demanda Peter.
Elle ignora la question, se contentant de mastiquer lentement, cherchant en elle la partie encore intacte qui ne s’attachait qu’à apprécier son repas.
« Vous ne ressentez donc rien ? »
Elle déglutit et leva les yeux vers lui. « Han Fei-Tzu me manque alors que je ne suis partie que depuis deux jours. » Elle esquissa un vague sourire. « J’ai connu un homme plein de grâce et d’une immense sagesse. Il me trouvait intéressante. Cela ne me fait rien que vous me trouviez ennuyeuse. »
Peter fit semblant de se jeter de l’eau sur les oreilles. « Je brûle ! Quelle pique ! Comment contrer une telle attaque ? Quel coup bas ! Vous avez l’haleine fétide d’un dragon ! Les hommes tombent sous vos mots !
— Non, seulement les marionnettes qui font les malignes au bout de leurs ficelles, dit Wang-mu.
— Il vaut mieux être suspendu à des ficelles que d’être ligoté par elles.
— Les dieux doivent vraiment m’aimer pour m’avoir donné pour compagnon un homme maniant si bien le verbe.
— Tandis que moi, je me retrouve en compagnie d’une femme sans poitrine. »
Elle s’efforça de prendre cela comme une plaisanterie. « Il me semble que vous m’avez dit que j’avais de petits seins. »
Mais Peter cessa brusquement de sourire. « Je suis désolé, dit-il. Je vous ai blessée.
— Je ne crois pas. Je vous le dirai demain, après une bonne nuit de sommeil.
— Je pensais que nous plaisantions lorsque nous nous envoyions ces piques.
— C’était le cas, mais je les ai prises pour argent comptant. »
Peter tressaillit. « Voilà qui me blesse, moi aussi.
— Vous ne savez pas blesser. Vous avez simplement voulu vous moquer de moi. »
Peter repoussa son assiette et se leva. « Je vous rejoins à l’appartement. Vous pourrez retrouver le chemin toute seule ?
— Dois-je en conclure que cela vous inquiète vraiment ?
— Dieu merci, je n’ai pas d’âme. Vous seriez capable de me la dévorer.
— Si je devais mordre dedans, je la recracherais aussitôt.
— Allez vous reposer. Pour le travail qui m’attend, j’ai besoin de toute ma tête, pas d’une querelle. » Il quitta le restaurant. Sa tenue ne lui allait vraiment pas. Les gens le regardaient de travers. C’était un homme trop digne et trop puissant pour s’habiller comme un dandy. Wang-mu avait tout de suite repéré son embarras. Et elle savait qu’il en était conscient, qu’il ne cessait de s’agiter parce que ses vêtements ne lui allaient pas. Il allait certainement demander à Jane de lui fournir une tenue plus classique, plus en rapport avec son besoin de respectabilité.
En revanche, ce dont j’aurais bien besoin, c’est d’un moyen de disparaître. Ou mieux encore, de m’envoler d’ici l’espace d’une nuit, d’aller Dehors et de me retrouver dans la demeure de Han Fei-Tzu, où j’aurais en face de moi un regard sans pitié ni mépris.
Ni souffrance. Car il y a une certaine souffrance dans le regard de Peter, et j’ai eu tort de prétendre le contraire. Comme j’ai eu tort de valoriser ma propre souffrance au point de me croire en droit d’aggraver la sienne.
Si je lui présente mes excuses, il se moquera de moi. D’un autre côté, je préfère que l’on se moque de moi pour quelque chose qui me semble juste, que d’être respectée quand je suis convaincue d’avoir mal agi. Est-ce là un des principes inculqués par Han Fei-Tzu ? Non. C’est quelque chose d’inné. Comme le disait ma mère, trop de fierté, trop de fierté.
Cependant, une fois à l’appartement, elle trouva Peter endormi ; épuisée, elle décida de remettre ses excuses à plus tard et alla se coucher elle aussi. Ils se réveillèrent tous les deux durant la nuit, mais pas au même moment ; et au petit matin, la tension de la dispute de la veille avait disparu. Il y avait du pain sur la planche, et il était plus important qu’elle comprenne bien ce qu’ils avaient à faire aujourd’hui que de tâcher de combler un fossé qui, à la lumière du jour, semblait n’être guère plus qu’une simple prise de bec entre deux amis fatigués.
— L’homme que Jane nous conseille de rencontrer est un philosophe.
— Comme moi ? dit Wang-mu, déjà prise par son nouveau rôle.
— C’est justement de cela que nous devons discuter. Il y a deux types de philosophes sur Vent Divin. Aimaina Hikari, l’homme que nous allons rencontrer, est un philosophe analytique. Vous n’avez pas l’éducation nécessaire pour le suivre sur ce terrain. Vous faites donc partie de la deuxième catégorie. Gnomique et mantique. Il s’agit de lancer des remarques piquantes qui laissent les autres pantois devant leur apparente incohérence.
— Est-il indispensable que mes prétendus mots d’esprit aient l’air simplement incohérents ?
— Vous n’aurez même pas à vous soucier de cela. Les philosophes gnomiques ont besoin des autres pour relier leurs incohérences avec le monde réel. C’est pour cela que c’est à la portée du premier imbécile venu. »
Wang-mu sentit la colère monter en elle comme le mercure d’un thermomètre. « C’est gentil de m’avoir trouvé cette occupation.
— Ne le prenez pas mal, dit Peter. Jane et moi devions trouver un rôle plausible pour que personne s’aperçoive que vous n’êtes en réalité qu’une autochtone inculte de La Voie. Il faut savoir qu’aucun enfant de Vent Divin ne grandit dans la même ignorance crasse que la classe ouvrière de La Voie. »
Wang-mu ne souhaitait pas poursuivre le débat. À quoi bon ? Si elle devait, lors d’une dispute, affirmer : « Mais si, je suis intelligente ! Je connais beaucoup de choses ! », autant s’arrêter de discuter. Ce qui lui sembla d’ailleurs être exactement le genre de phrase gnomique dont parlait Peter. Elle lui fit part de sa réflexion.
« Non, non, je ne parlais pas d’épigrammes, dit Peter. Trop analytiques. Je parlais de choses vraiment étranges. Par exemple vous auriez pu dire : « Le pivert s’attaque à l’arbre pour avoir l’insecte », et j’aurais dû alors essayer de trouver le rapport avec notre situation présente. Suis-je le pivert ? L’arbre ? L’insecte ? C’est là tout l’intérêt de la chose.
— Il me semble que vous venez de prouver que vous êtes le plus gnomique de nous deux. »
Peter roula des yeux et se dirigea vers la porte.
« Peter », dit-elle, sans bouger.
Il se retourna pour lui faire face.
« Ne serais-je pas plus utile si je savais qui est cet homme, et pourquoi nous devons le rencontrer ? »
Peter haussa les épaules. « Je suppose que oui. Bien que nous sachions qu’Aimaina Hikari ne fait pas partie de ceux que nous recherchons.
— Mais alors qui cherchons-nous ?
— Nous cherchons le centre du pouvoir des Cent Planètes.
— Alors pourquoi sommes-nous ici et non au Congrès Stellaire ?
— Le Congrès Stellaire n’est qu’une farce. Et ses délégués des acteurs. Le scénario s’écrit ailleurs.
— Ici.
— Le groupe du Congrès qui contrôle la Flotte lusitanienne n’est pas celui qui prône la guerre. Ce groupe-là trouve tout cela follement amusant, bien évidemment, puisqu’ils pensent toujours pouvoir mater une insurrection par la manière forte et ainsi de suite… Mais ils n’auraient jamais pu avoir les votes nécessaires pour envoyer la flotte sans un groupe de pression fortement influencé par une école philosophique de Vent Divin.
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