Peter écouta un instant ce qui lui parvenait à l’oreille.
« Absolument, tout ce que nous avons à faire, c’est de dire au patron du restaurant que nous avons perdu nos papiers et il nous laissera trifouiller dans nos comptes. Jane dit que nous pouvons être très riches si c’est nécessaire, mais qu’il vaut mieux prétendre ne pas avoir de gros moyens et dire que nous avons décidé de faire des folies ce soir, pour fêter un événement spécial. Que pourrions-nous bien fêter ?
— Votre bain.
— Vous pouvez toujours fêter cela. Pour moi, ce sera notre retour sains et saufs de notre aventure dans les bois. »
Ils se retrouvèrent rapidement dans une rue animée avec peu de voitures, beaucoup de vélos et des milliers de gens à pied sur les trottoirs roulants et à côté. Wang-mu n’aimait pas ces étranges machines et insista pour qu’ils marchent sur le sol ferme, ce qui signifiait qu’il fallait trouver un restaurant à proximité. Les immeubles du quartier étaient vétustés mais pas encore délabrés. Un quartier bien assis, avec une certaine fierté. D’un style très aéré, avec des arches et des cours intérieures, des piliers et des toits, mais très peu de murs et pas la moindre trace de verre. « Le climat doit être idéal ici, dit Wang-mu.
— Tropical, mais avec des brises marines plus fraîches sur la côte. Il pleut tous les après-midi pendant une heure environ, et ce toute l’année ou presque, mais il fait rarement trop chaud et jamais vraiment froid.
— On a l’impression que tout se passe dehors.
— Tout est factice. Notre appartement a des fenêtres en verre et la climatisation, comme vous l’avez peut-être constaté. Mais il donne sur le jardin et les fenêtres sont dans un renfoncement, ce qui fait que vu d’en bas, il est impossible de voir les carreaux. Très artistique. Un artifice qui lui donne un côté naturel. Hypocrisie et duperie – l’humanité entière résumée.
— C’est un joli mode de vie. Nagoya me plaît.
— Dommage que nous y soyons pour peu de temps. »
Avant qu’elle puisse lui demander quels étaient leur destination et leur objectif, il l’attira vers la terrasse d’un restaurant bondé. « Celui-ci propose du poisson cuit, dit-il. J’espère que vous n’avez rien contre.
— Pourquoi ? Les autres le servent cru ? » demanda Wang-mu en s’esclaffant. Puis elle se rendit compte que Peter parlait sérieusement. Du poisson cru !
« Les Japonais sont connus pour ça, et à Nagoya c’est presque une religion. Cela dit, il n’y a pas un seul visage japonais dans le restaurant. Ils ne voudraient pour rien au monde manger du poisson tué par la chaleur. C’est un de ces trucs auxquels ils s’accrochent. Il reste désormais si peu de chose de leur culture japonaise qu’ils tiennent fermement à garder les quelques traditions qui subsistent. »
Wang-mu acquiesça, comprenant parfaitement qu’une culture puisse s’attacher à des valeurs d’un autre temps afin de préserver une identité nationale. Elle se félicitait aussi de se retrouver dans un endroit où ces coutumes étaient toutes très superficielles et ne cherchaient ni à altérer ni à détruire la vie des gens comme cela avait été le cas sur La Voie.
La nourriture arriva rapidement – le poisson se cuit en un rien de temps. Pendant le repas, Peter changea plusieurs fois de position sur sa natte. « Dommage que cet endroit ne se soit pas suffisamment affranchi du passé pour nous pourvoir en chaises, dit-il.
— Pourquoi les Européens détestent-ils à ce point la terre qu’ils veulent sans cesse s’élever au-dessus d’elle ?
— La réponse est contenue dans la question, répondit froidement Peter. Vous partez du principe que nous détestons la terre. C’est de la pensée magique, comme chez les primitifs. »
Wang-mu rougit sans rien dire.
« Je vous en prie, épargnez-moi le numéro de la femme orientale soumise, dit Peter. Ou une réplique du type : « J’ai été conditionnée pour être servante et tu n’es qu’un maître cruel et sans cœur » censé me donner mauvaise conscience. Je sais que je ne suis qu’un salaud, mais je ne vais pas changer parce que vous avez le moral à zéro.
— Dans ce cas vous pourriez changer par simple désir de ne plus vous comporter comme un salaud.
— C’est dans mon caractère. Ender a fait de moi un être méprisable pour pouvoir me détester. Ce qui présente l’avantage supplémentaire que vous pouvez me détester à votre tour.
— Taisez-vous et mangez votre poisson. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous êtes censé scruter les êtres humains alors que vous n’êtes même pas capable de comprendre la personne la plus proche de vous au monde.
— Je n’ai aucune envie de vous comprendre. Je veux simplement accomplir ma tâche en exploitant votre intellect soi-disant si développé – même si vous persistez à croire que les gens qui s’accroupissent sont en quelque sorte plus « proches » de la terre que ceux qui se tiennent debout.
— Je ne parlais pas de moi. Je parlais de la personne la plus proche de vous. Ender.
— Il est bien loin d’ici, Dieu merci.
— Il ne vous a pas créé pour avoir quelqu’un à haïr. Il a dépassé ce stade depuis bien longtemps.
— Mais oui, bien sûr, il a écrit L’Hégémon , et ainsi de suite…
— C’est exact. Il vous a créé parce qu’il avait désespérément besoin d’être haï. »
Peter roula des yeux et prit une rasade de jus d’ananas mélangé à du lait. « Juste ce qu’il faut de lait de coco. Je crois bien que je vais prendre ma retraite ici, si Ender ne meurt pas et ne me fait pas disparaître d’abord.
— Je suis sérieuse, et vous, vous me parlez de lait de coco et de jus d’ananas.
— Novinha le déteste. Il n’a pas besoin de moi pour ça.
— Novinha lui en veut, mais elle a tort et il le sait. En ce qui vous concerne, ce dont il a besoin, c’est une sorte de rancœur… justifiée. Que vous le détestiez pour le mal qu’il a en lui, un mal qu’il est le seul à voir et auquel lui seul croit.
— Je ne suis qu’un cauchemar issu de son enfance. Vous allez chercher trop loin.
— Il ne vous a pas créé parce que le vrai Peter a eu une importance capitale dans son enfance. Il vous a créé parce qu’il voulait un juge, quelqu’un pour le condamner. C’est ce que Peter ne cessait de lui ressasser jadis. Vous me l’avez dit vous-même, quand vous me racontiez vos souvenirs. Peter le raillait, lui répétait qu’il était inutile, sans valeur et lâche. Maintenant c’est à votre tour d’agir ainsi. En regardant sa vie et en le traitant de xénocide, de perdant. Pour une raison ou une autre il a besoin de cela, il a besoin qu’on le condamne.
— Eh bien, c’est une chance que je sois là pour le détester.
— Mais il a aussi désespérément besoin qu’on lui pardonne, qu’on soit indulgent envers lui, que l’on admette qu’il était au départ rempli de bonnes intentions. Val n’est pas là parce qu’il l’aime – la vraie Valentine est là pour ça. Sa femme est là. Il a besoin que votre sœur existe pour lui pardonner.
— Donc si je cessais de détester Ender, il n’aurait plus besoin de moi et je risquerais de disparaître ?
— Si Ender cesse de se haïr, il n’aura plus besoin que vous soyez déplaisant et vous deviendrez plus supportable.
— Eh bien, laissez-moi vous dire qu’il n’est pas facile de s’entendre avec une personne qui passe son temps, d’une part à analyser quelqu’un qu’elle n’a jamais rencontré, et d’autre part de faire la leçon à quelqu’un qu’elle vient de rencontrer.
— J’espère bien que ce que je dis vous met mal à l’aise. Ce n’est que justice après tout.
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