— Tu t’en moques en tant qu’Ender, parce que Peter et Valentine, tes doubles, s’occupent de tout le reste à ta place. Mais voilà, Valentine ne va pas bien. Tu ne te soucies pas assez de ce qu’elle fait. Ce qui est arrivé à mon ancien corps mutilé est en train de lui arriver. Plus lentement, mais cela revient au même. C’est ce qu’elle pense, et l’autre Valentine pense la même chose. Je partage leur avis. Jane aussi.
— Transmets-lui toute mon affection, elle me manque vraiment.
— Je lui donne déjà mon affection, Ender. »
Ender grimaça en constatant sa résistance. « Si tu devais être fusillé, Miro, tu insisterais pour boire une telle quantité d’eau qu’on serait obligé de transporter un cadavre couvert d’urine.
— Valentine n’est ni un rêve ni une illusion, Ender, dit Miro, qui refusait de se laisser entraîner vers une discussion sur son propre tempérament rebelle. Elle est bien réelle, et tu es en train de la tuer.
— C’est une façon affreusement dramatique de présenter les choses.
— Si seulement tu l’avais vue ce matin s’arracher des touffes de cheveux…
— J’en conclus qu’elle aime un certain effet théâtral. Toi aussi, tu as cette tendance. Je ne suis pas surpris que vous vous entendiez si bien.
— Andrew, je suis en train de te dire que tu dois… »
Ender se raidit subitement et sa voix couvrit celle de Miro sans qu’il ait à l’élever. « Réfléchis, Miro ! Est-ce que le passage de ton ancien corps à un autre émanait d’une décision consciente ? As-tu vraiment pensé : « Allez, je crois bien que je vais laisser ce vieux corps se réduire en poussière parce que ce nouveau corps est quand même plus agréable à habiter » ? »
Miro comprit immédiatement où il voulait en venir. Ender ne pouvait pas contrôler son attention. Même si son aiúa représentait tout ce qu’il était, il ne recevait d’ordre de personne.
« J’ai conscience de ce que je veux vraiment en observant ce que je fais, dit Ender. C’est l’attitude générale, lorsque l’on est honnête envers soi-même. Nous avons des sentiments, nous prenons des décisions, mais au bout du compte il nous arrive de regarder derrière nous et d’admettre que nous avons parfois ignoré nos sentiments profonds, que nos décisions n’étaient en fait que de simples rationalisations, puisque nous les avions déjà prises inconsciemment avant même de nous l’avouer. Je n’y peux rien si la part de moi-même qui contrôle la fille dont tu partages l’existence n’est pas aussi importante que tu le voudrais. Qu’elle le souhaiterait. Je n’y peux strictement rien. »
Miro inclina la tête.
Le soleil dépassait la cime des arbres. Le banc fut baigné de lumière, Miro leva les yeux pour voir le soleil dessiner un halo lumineux autour des cheveux en bataille d’Ender.
« Les soins corporels sont-ils en contradiction avec la règle monastique ? demanda Miro.
— Elle t’attire, n’est-ce pas ? dit Ender, sans réellement poser une question. Et ce qui te met mal à l’aise c’est qu’en fait, elle est moi. »
Miro haussa les épaules. « C’est une épine dans le pied, mais je pense que je peux résoudre cela.
— Et si je n’étais pas attiré par toi ? » demanda Ender d’un ton jovial.
Miro étendit les bras et pivota pour faire admirer son profil. « Impensable, dit-il.
— Tu es mignon comme un petit lapin, dit Ender. Je suis sûr que Val ne rêve que de toi. Mais comment le saurais-je ? Je ne pense qu’à des explosions de planètes et à la mort de ceux que j’aime.
— Je sais bien que tu n’as pas oublié le reste du monde, Andrew. » C’était là une façon de présenter ses excuses, mais Ender balaya l’intention d’un geste de la main.
« Je ne peux pas l’oublier, mais je peux l’ignorer. Je suis en train d’ignorer le monde, Miro. Je suis en train de t’ignorer, tout comme j’ignore ces deux psychoses ambulantes que j’ai créées. En ce moment même, j’essaye de tout ignorer, sauf ta mère.
— Et Dieu. Tu ne dois pas oublier Dieu.
— Pas un seul instant. En fait, j’ai du mal à oublier qui ou quoi que ce soit, mais c’est vrai, je suis en train d’ignorer Dieu – à quelques entorses près pour faire plaisir à Novinha. Je suis en train de devenir le mari dont elle a besoin.
— Pourquoi, Andrew ? Tu sais bien que Mère est complètement cinglée.
— Il n’en est rien, dit Ender d’un ton de reproche. Et même si c’était le cas… ce serait justement une bonne raison.
— Ce que Dieu a uni, aucun homme ne peut le désunir. Cela se respecte sur un plan philosophique, mais tu ne sais pas si… » Miro sentit une profonde lassitude l’envahir. Il n’arrivait pas à trouver ses mots, et se rendait compte que c’était parce qu’il essayait de dire à Ender ce qu’il éprouvait à être Miro Ribeira en cet instant. Miro n’avait jamais eu l’occasion de définir ses propres sentiments, encore moins de les exprimer. « Desculpa », murmura-t-il en portugais, car c’était là sa langue maternelle, la langue de ses émotions. Il se surprit à essuyer une larme sur sa joue. « Se nã poso mudar nem você, não que possa, nada. Si je ne peux même pas t’obliger à bouger, à changer, il n’y a rien que je puisse faire. »
« Nem eu ? lui fit écho Ender. Il n’y a pas dans tout l’univers quelqu’un d’aussi difficile à changer que moi, Miro.
— Mère y a réussi. Elle t’a changé.
— Non. Elle s’est contentée de me laisser être celui que je voulais et avais besoin d’être. Comme en ce moment, Miro. Je ne peux pas rendre tout le monde heureux. Je ne peux pas me rendre heureux, je ne fais pas grand-chose pour toi, et quant aux problèmes majeurs, je ne vaux pas grand-chose de ce côté-là non plus. Mais peut-être puis-je rendre ta mère heureuse, ou un peu plus heureuse qu’elle ne l’est, du moins pendant quelque temps. En tout cas je peux essayer. » Il prit les mains de Miro et les pressa contre son visage. Elles étaient humides lorsqu’il les retira.
Miro suivit Ender du regard alors qu’il se levait du banc pour marcher vers le soleil à travers le verger baigné de lumière. C’est certainement à cela qu’Adam aurait ressemblé s’il n’avait pas goûté au fruit défendu, pensa Miro. S’il était resté indéfiniment dans le jardin d’Éden. Ender a survolé la vie pendant trois mille ans. C’est à ma mère qu’il s’est enfin accroché. J’ai passé toute mon enfance à essayer de me libérer de son emprise, et voilà qu’il débarque, décide de s’attacher à elle et…
Et moi, à quoi est-ce que je m’accroche, sinon à lui ? Lui dans la peau d’une femme. Lui avec une poignée de cheveux sur une table de cuisine.
Miro allait se lever à son tour du banc lorsque Ender se retourna subitement et agita un bras pour attirer son attention. Miro s’avança vers lui, mais Ender ne l’attendit pas ; il plaça ses mains autour de la bouche et cria : « Demande à Jane ! Si elle peut faire quelque chose ! Si elle sait comment faire ! Elle peut prendre ce corps ! »
Il fallut quelques instants à Miro avant de comprendre qu’il parlait de Val.
Ce n’est pas simplement un corps, espèce de vieil égocentrique tueur de planètes. Ce n’est pas un vieux costume que l’on jette parce qu’il ne va plus ou que la mode est passée.
Puis sa colère retomba lorsqu’il se rappela qu’il en avait fait autant avec son ancien corps, qu’il s’en était débarrassé sans même lui jeter un dernier regard.
La question commençait à le travailler. Jane. Était-ce seulement possible ? Si son aiúa pouvait être transféré d’une manière ou d’une autre dans le corps de Val, est-ce qu’un corps humain pourrait contenir l’esprit de Jane en quantité suffisante pour lui permettre de survivre lorsque le Congrès Stellaire essaierait de la déconnecter ?
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