En sortant de la salle de bains, elle trouva Peter occupé à grignoter machinalement une grappe de raisin, le regard fixé sur un hologramme dans lequel des acteurs japonais hurlaient leurs répliques en faisant des pas ridiculement exagérés, comme pour interpréter des personnages deux fois plus grands qu’eux.
« Vous avez appris le japonais ? demanda-t-elle.
— Jane me fait la traduction. Ce sont des gens vraiment bizarres.
— C’est une dramaturgie très ancienne.
— Et très ennuyeuse. Quelqu’un a-t-il déjà été ému par de tels beuglements ?
— Si vous entrez dans l’histoire, ils hurlent les mots de votre propre cœur.
— Est-ce qu’un cœur peut dire : « Je suis le vent venu de la neige froide des montagnes, et tu es le tigre dont le hurlement gèlera dans ses propres oreilles avant que tu ne trembles et meures sous le poignard d’acier de mes yeux hivernaux » ?
— Cela vous ressemble un peu. Un mélange de fanfaronnades et de vantardises.
— « Je suis l’homme aux yeux ronds qui transpire et sent le cadavre de putois décomposé, et toi, tu es la fleur qui se fanera rapidement si je ne me lave pas immédiatement à la lessive et à l’ammoniac. »
— Fermez bien les yeux, dit Wang-mu. Ça brûle. »
Il n’y avait pas d’ordinateur dans l’appartement. Peut-être que l’holovision pouvait être utilisée comme ordinateur, mais si c’était le cas, Wang-mu ne savait pas comment procéder. Les touches ne ressemblaient en rien à ce qu’elle avait vu chez Han Fei-Tzu, ce qui n’était guère surprenant. Autant que possible, les gens de La Voie ne concevaient rien à l’image de ce qui se faisait sur les autres planètes. Wang-mu ne savait même pas comment baisser le son. Cela n’avait aucune importance. Elle s’assit sur la natte et essaya de se rappeler ce qu’elle avait appris sur le peuple japonais pendant ses leçons d’histoire terrienne avec Han Qing-Jao et son père, Han Fei-Tzu. Elle savait pertinemment que son éducation présentait quelques carences, car elle était issue d’une couche sociale assez basse et personne n’avait pris la peine de lui apprendre quoi que ce soit jusqu’à ce qu’elle réussisse à entrer au service de Qing-Jao. Ainsi Han Fei-Tzu lui avait recommandé de ne pas perdre son temps à apprendre de manière académique, mais plutôt de puiser ici et là les informations qui l’intéressaient suivant ses centres d’intérêt. « Ton esprit n’a pas été corrompu par une éducation traditionnelle. Tu dois donc suivre ton intuition pour t’instruire dans les domaines qui t’intéressent. » Malgré cette apparente liberté, Fei-Tzu s’était révélé un tyran sévère, même lorsque les sujets étaient choisis librement. Chaque fois qu’elle apprenait une leçon d’histoire ou de géographie, il lui lançait des défis et ne cessait de l’interroger, lui demandant de généraliser puis de réfuter ses généralisations ; et si elle avait le malheur de changer d’avis, il lui demandait alors tout aussi brutalement de défendre sa nouvelle position, même si celle-ci avait été la sienne quelques instants plus tôt. Résultat : même avec un minimum d’information, elle était toujours prête à faire marche arrière et à balayer d’anciennes hypothèses pour en élaborer de nouvelles. Elle pouvait ainsi fermer les yeux et poursuivre son éducation sans l’aide d’une pierre à l’oreille pour lui souffler les réponses, car elle entendait toujours les interrogations caustiques de Han Fei-Tzu, même à plusieurs années-lumière de distance.
Les acteurs cessèrent leurs hurlements avant que Peter n’ait fini de se doucher. Wang-mu ne s’en était pas rendu compte. Mais elle entendit une voix provenant de l’holovision disant : « Souhaitez-vous visualiser un autre enregistrement ou préférez-vous vous reconnecter sur les diffusions en cours ? »
Wang-mu crut l’espace d’un instant qu’il s’agissait de la voix de Jane ; puis elle se rendit compte qu’il s’agissait simplement du message enregistré de l’appareil. « On peut avoir les nouvelles ? demanda-t-elle.
— Locales, régionales, planétaires ou interplanétaires ? demanda la machine.
— Commençons par les premières. » Elle était étrangère à cette planète. Autant se familiariser.
Lorsque Peter émergea de la salle de bains, propre et vêtu d’un costume local que Jane lui avait fait livrer, Wang-mu était plongée dans un reportage sur le procès d’un groupe de personnes accusées d’avoir dépassé les quotas de pêche dans une région riche en rivières, à quelques centaines de kilomètres de là. Quel était le nom de cette ville déjà ? Ah oui, Nagoya. Jane ayant inscrit cette adresse sur leurs faux papiers, c’était ici que le flotteur les avait emmenés. « Toutes les planètes se ressemblent, dit Wang-mu. Certains veulent manger du poisson, et d’autres essaient d’en pêcher plus que la mer ne peut en produire.
— Quel mal y a-t-il à pêcher un jour de plus ou une tonne de plus ? demanda Peter.
— Si tout le monde en fait autant… » Elle marqua une pause. « Ah, je comprends. Vous ironisiez, vous suiviez le raisonnement des malfaiteurs.
— Ne suis-je pas tout propre, tout beau ? » demanda Peter en tournant sur lui-même pour faire admirer sa tenue qui, malgré son ampleur, n’en révélait pas moins son anatomie.
« Les couleurs sont criardes, répondit Wang-mu. Littéralement.
— Mais non. L’idée est de faire crier ceux qui me verront.
— Aaaah, cria doucement Wang-mu.
— Jane dit que c’est en réalité une tenue assez classique – pour quelqu’un de mon âge et de ma profession. Les hommes de Nagoya sont réputés pour être de vrais paons.
— Et les femmes ?
— Elles ont les seins à l’air à longueur de journée. C’est un spectacle assez étonnant.
— C’est faux. Je n’ai pas vu une seule femme les seins nus en venant et… » Elle s’arrêta de nouveau et fronça les sourcils. « Vous voulez vraiment me faire croire que vous mentez tout le temps ?
— Je me suis dit que ça valait la peine d’essayer.
— Ne soyez pas idiot. En plus, je n’ai pas de poitrine.
— Vous avez seulement de petits seins. Une nuance qui ne vous échappe sûrement pas.
— Je n’ai pas l’intention de parler de mon anatomie avec un homme vêtu d’une parodie de jardin en friche.
— Les femmes sont toutes mal fagotées ici. C’est triste à dire, mais c’est la réalité. Question de dignité. Il en va de même pour les vieux. Seuls les jeunes garçons et les jeunes hommes qui se pavanent ont le droit de porter un tel plumage. Je pense que les couleurs criardes sont censées prévenir les femmes du danger. Attention, type pas sérieux ! Entrez dans la danse ou quittez la piste. Ou quelque chose dans le genre. Je crois que Jane a choisi cette planète pour le simple plaisir de me faire porter cet accoutrement.
— J’ai faim. Je suis fatiguée.
— Dans quel ordre de priorité ?
— Faim d’abord.
— Il y a du raisin, proposa-t-il.
— Que vous n’avez pas lavé. Je suppose que cela est en accord avec vos tendances suicidaires.
— Sur Vent Divin, les insectes savent rester à leur place. Il n’y a pas de pesticides. Jane me l’a assuré.
— Il n’y avait pas de pesticides sur La Voie non plus. Mais tout était lavé afin de se débarrasser des bactéries et autres créatures unicellulaires. Une dysenterie amibienne pourrait nous ralentir.
— C’est vrai, la salle de bains est tellement belle, ce serait dommage de ne pas en profiter. » Malgré la désinvolture qu’il affichait, Wang-mu nota que sa remarque sur la dysenterie à cause des fruits mal lavés l’avait décontenancé.
« Allons manger en ville, dit-elle. Jane peut nous avoir de l’argent, non ? »
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