« Si quelqu’un dans cet univers ressemble à Ender, c’est bien Miro, dit Valentine en élevant brusquement la voix. Il s’est brisé en essayant de sauver des innocents de la destruction, il ne s’en est toujours pas remis. »
Elle voulait que j’entende cela, pensa Miro. Elle a parlé à voix haute, sachant pertinemment que j’étais ici, que je l’écoutais. Cette vieille sorcière guettait le bruit qu’allait faire ma porte en se refermant, elle ne l’a pas entendu, elle sait donc que je suis à portée de voix, et elle essaie de me donner un moyen de la percevoir. Mais je ne suis pas Ender, je suis à peine Miro, et en disant cela de moi, elle montre qu’elle ne me connaît pas vraiment.
Une voix lui chuchota à l’oreille. « Il vaut mieux te taire que de continuer à te mentir à toi-même. »
Jane avait bien évidemment tout entendu. Même ses propres pensées, puisque, comme d’habitude, elles se formaient silencieusement sur ses lèvres. Il ne pouvait même pas penser sans bouger les lèvres. Avec Jane collée à son oreille, il passait ses journées en perpétuelle confession.
« Tu aimes donc cette fille, dit Jane. Pourquoi pas, après tout ? Tes raisons se compliquent à cause de tes sentiments envers Ender, Valentine, Ouanda et toi-même. Et alors ? Quel amour a toujours été pur, quel amant dépourvu de complications ? Imagine-la en succube. Tu l’aimeras, et elle te tombera dans les bras. »
La raillerie de Jane l’exaspérait et l’amusait à la fois. Il entra dans sa chambre et referma doucement la porte.
Puis il s’adressa à elle à voix basse. « Tu n’es qu’une salope jalouse, Jane. Tu me veux rien que pour toi.
— J’en suis convaincue, dit-elle. Si Ender m’avait vraiment aimée, il m’aurait donné un corps lorsqu’il était si productif Dehors. Je pourrais alors te jouer la comédie moi aussi.
— Tu as déjà gagné mon cœur telle que tu es.
— Quel menteur tu fais. Je ne suis qu’un agenda – un agenda et une calculatrice parlants, et tu le sais très bien.
— Mais tu es très riche. Je suis prêt à t’épouser pour ton argent.
— Au fait, elle a quand même tort sur un point.
— Ah bon ? Lequel ? » Miro se demandait de qui elle parlait.
« Tu n’en as pas fini avec tes explorations. Qu’Ender s’intéresse à elle ou non – et je crois que c’est le cas, puisque pour l’instant, elle n’a pas été réduite en poussière –, le travail ne va pas s’arrêter parce qu’il y a suffisamment de planètes habitables pour sauver les piggies et les doryphores. »
Jane avait l’habitude d’utiliser ces diminutifs péjoratifs pour les désigner. Miro s’était souvent demandé si elle en avait de semblables pour les humains. Mais il pensait connaître sa réponse à ce sujet : « Le mot humain est déjà péjoratif », dirait-elle.
« Alors que cherchons-nous ? demanda Miro.
— Toutes les planètes que l’on pourra trouver avant ma mort », dit Jane.
Allongé sur son lit, il médita sur ces paroles. Il y réfléchit longuement en se tournant et se retournant, puis se releva, s’habilla et alla faire un tour dans l’aube naissante parmi d’autres lève-tôt, des gens occupés à leurs affaires qui, pour la plupart, ne le connaissaient pas ou ignoraient jusqu’à son existence. Étant un descendant de l’étrange famille Ribeira, il n’avait pas eu d’amis d’enfance au ginãsio ; à la fois brillant et timide, il avait encore moins partagé ces amitiés turbulentes d’adolescents au colégio. Son unique petite amie avait été Ouanda, jusqu’à ce que son passage à travers le périmètre hermétique de la colonie humaine ne lui cause des lésions irréversibles au cerveau et qu’il décide de ne plus la revoir. Puis il y avait eu le voyage au cours duquel il avait rencontré Valentine et qui avait eu raison de ce qui restait des liens fragiles entre lui et son monde d’origine. En ce qui le concernait, cela ne représentait que quelques mois dans l’espace, mais lorsqu’il était revenu, des années s’étaient écoulées, et il était désormais devenu le plus jeune fils de sa mère, le seul dont la vie n’avait pas encore débuté. Les enfants qu’il avait jadis surveillés étaient devenus des adultes qui voyaient en lui un tendre souvenir de leur jeunesse. Seul Ender n’avait pas changé. Qu’importaient les années. Qu’importaient les événements. Ender était le même.
Pouvait-il en être encore ainsi ? Était-il toujours le même homme, alors qu’il se cloîtrait dans un monastère en une période de crise, parce que Mère avait baissé les bras face à la vie ? Miro connaissait les grandes lignes de la vie d’Ender. Enlevé à sa famille à l’âge de cinq ans. Envoyé à l’École de Guerre orbitale, où il s’était révélé l’ultime meilleur espoir de l’humanité dans sa guerre contre les envahisseurs sans pitié appelés doryphores. Transféré ensuite à la base de commandement sur Éros, où on lui avait annoncé qu’il était en phase d’apprentissage avancé, mais où il commandait à son insu de véritables flottes se trouvant à des années-lumière, ses ordres étant transmis par ansible. Il avait gagné la guerre grâce à son génie, et sur la fin, grâce à la destruction inconsciente de la planète des doryphores. Et pendant tout ce temps, il avait cru à un jeu.
Cru à un jeu, tout en sachant qu’il s’agissait d’une simulation de la réalité. Au cours du jeu, il avait choisi de commettre l’innommable ; cela impliquait, du moins pour Ender, qu’il n’était pas dénué de remords lorsque le jeu s’était avéré bien réel. Bien que la dernière Reine lui eût pardonné et se fût placée – alors dans son cocon – entre ses mains, il n’avait pu se débarrasser de ce sentiment. Il n’était qu’un enfant qui avait accompli ce que les adultes l’avaient poussé à faire ; mais au fond de lui-même, il savait qu’un enfant n’en demeure pas moins une personne à part entière, que ses actes sont bien réels, que même un jeu d’enfant n’est pas dénué de valeurs morales.
C’est ainsi qu’avant le lever du soleil, Miro se retrouva face à Ender, alors que tous deux se dirigeaient vers un banc de pierre qui serait baigné par la lumière du soleil quelques instants plus tard, mais qui pour le moment était encore enveloppé par le froid matinal. Et Miro ne trouva rien d’autre à dire à cet homme intact et inébranlable que : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de monastère, Andrew Wiggin, à part une façon lâche et déloyale de te crucifier ?
— Toi aussi tu m’as manqué, Miro, dit Ender. Mais tu m’as l’air fatigué. Tu as besoin de te reposer. »
Miro lâcha un soupir et secoua la tête. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’essaye simplement de te comprendre. Vraiment. Valentine dit que je te ressemble.
— Tu parles de la vraie Valentine ?
— Elles sont toutes les deux vraies.
— Eh bien, si je te ressemble, regarde-toi bien et dis-moi ce que tu vois. »
Miro l’observa en se demandant s’il pensait vraiment ce qu’il disait.
Ender lui donna une petite tape sur le genou. « Je ne suis plus vraiment indispensable là-bas, dit-il.
— Je suis sûr que tu n’en crois rien.
— Je pense que si, et en ce qui me concerne, cela me suffit. Je t’en prie, ne me retire pas mes dernières illusions. Je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner.
— Non, tu es en train de tirer un avantage d’être séparé en trois parties. Cette partie de toi-même, l’homme d’âge mûr, peut se permettre le luxe de se consacrer uniquement à sa femme – mais seulement parce qu’il a deux marionnettes pour accomplir le travail qui l’intéresse vraiment.
— Mais cela ne m’intéresse pas. Je m’en moque complètement.
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