— Nous avons appris cela sur La Voie.
— Je suis surpris que l’histoire que l’on enseigne sur La Voie aille au-delà de l’époque de l’invasion mongole, observa Peter.
— Les Japonais ont finalement été arrêtés lorsque les Américains ont lâché les premières bombes atomiques sur deux villes japonaises.
— L’équivalent, à l’époque, du Petit Docteur. L’arme absolue. Les Japonais en sont arrivés à considérer ces armes nucléaires comme des symboles de fierté : ils avaient été les premiers à avoir été foudroyés par l’arme atomique ! C’était devenu une sorte de complainte, ce qui n’était finalement pas plus mal, parce que cela les poussait à fonder et à développer de nouvelles colonies, afin de ne plus jamais être une nation insulaire vulnérable et coupée du monde. Puis arrive Aimaina Hikari pour affirmer… au fait, ce n’est pas son vrai nom, mais celui qu’il a utilisé pour signer son premier livre. Cela signifie « Lumière Ambiguë ».
— Très gnomique », dit Wang-mu.
Peter esquissa un sourire. « Ah, il faudra absolument le lui dire, il en sera tellement fier. Quoi qu’il en soit, dans son premier livre il affirmait en substance que les Japonais n’avaient pas retenu la leçon. Les bombes nucléaires avaient coupé les ficelles. Le Japon était pour ainsi dire à genoux. L’ancien et fier gouvernement a été détruit, l’empereur est devenu un homme de paille, la démocratie a fait son chemin dans le pays, puis sont venus la richesse et le pouvoir.
— Les bombes auraient donc été une véritable aubaine ? demanda Wang-mu, sceptique.
— Non, non, pas du tout. Hikari est convaincu que la richesse a fini par détruire l’âme japonaise. Les Japonais ont accepté de devenir les fils adoptifs de leur destructeur. Ils sont devenus les enfants bâtards de l’Amérique, propulsés dans l’existence par les bombes américaines. Des marionnettes, une fois de plus.
— Qu’a-t-il à voir avec les Nécessariens ?
— Selon lui, le Japon a été bombardé précisément parce qu’il s’était déjà trop européanisé. Les Japonais ont traité la Chine comme les Européens avaient traité l’Amérique, de manière égoïste et brutale. Mais les ancêtres japonais pouvaient difficilement accepter de voir leurs enfants se comporter comme des bêtes sauvages. Alors, de même que les dieux du Japon avaient envoyé un « Vent Divin » pour arrêter la flotte chinoise, les dieux ont envoyé les bombes américaines pour empêcher le Japon de devenir un état impérialiste comme l’Europe. La réponse des Japonais aurait dû consister à supporter l’occupation américaine et, celle-ci terminée, à retrouver leur identité japonaise, pure, assagie et entière. Le titre du livre était Il n’est jamais trop tard.
— Et je suis prête à parier que les Nécessariens utilisent le bombardement du Japon par les Américains pour illustrer la meilleure façon de frapper avec rapidité et puissance.
— Aucun Japonais n’aurait jamais osé considérer la bombe comme une aubaine jusqu’à ce que Hikari permette de voir le bombardement non comme un facteur de victimisation, mais comme une tentative divine de rédemption.
— Vous êtes donc en train de dire que les Nécessariens le respectent suffisamment pour changer d’avis si lui-même en changeait – ce à quoi il n’est pas prêt car il considère le bombardement comme une véritable bénédiction ?
— Nous espérons qu’il changera d’avis. Sinon notre voyage sera un échec. Le hic, c’est qu’il y a très peu de chances que l’on puisse le convaincre facilement, et Jane n’arrive pas à déterminer d’après ses écrits ce qui pourrait le faire fléchir. Nous devons lui parler avant de savoir comment agir ensuite – alors peut-être pourrons-nous le faire changer d’avis.
— L’affaire est vraiment compliquée.
— C’est pourquoi je n’ai pas jugé utile de vous expliquer tout cela plus tôt. Car à quoi peuvent vous servir ces informations ? À débattre de subtilités historiques avec un philosophe analytique de la trempe d’Hikari ?
— Je me contenterai d’écouter.
— C’est ce que vous étiez censée faire dès le départ.
— Mais maintenant je sais à quel genre d’homme j’ai affaire.
— Jane estime que j’ai eu tort de vous raconter tout cela, parce que maintenant vous risquez d’interpréter tout ce qu’il va dire dans le sens de ce que nous pensons savoir.
— Dites à Jane que les seuls à privilégier la pureté de l’ignorance sont ceux qui profitent d’un monopole sur le savoir. »
Peter s’esclaffa. « Encore des épigrammes ! Vous êtes censée utiliser…
— N’allez pas encore m’expliquer comment être gnomique », explosa Wang-mu en se relevant. Elle dominait désormais Peter. « Le gnome, c’est vous. Quant à être mantique, n’oubliez pas que la mante religieuse mange son compagnon.
— Je ne suis pas votre compagnon. De plus, le terme « mantique » désigne une philosophie qui s’inspire plus de visions et d’inspirations que de savoir et de raison.
— Si vous n’êtes pas mon compagnon, cessez de me traiter comme votre femme. »
Peter parut perplexe, puis détourna les yeux. « Ai-je fait cela ?
— Sur La Voie, l’homme a tendance à considérer sa femme comme une imbécile et entreprend donc de lui apprendre ce qu’elle sait déjà. Sur La Voie, la femme doit faire semblant, lorsqu’elle apprend quelque chose à son mari, qu’elle ne fait que lui rappeler ce qu’il lui a appris auparavant.
— Bon, je ne suis qu’un mufle sans cœur, n’est-ce pas ?
— Souvenez-vous bien que lorsque nous rencontrerons Aimaina Hikari, lui et moi posséderons un trésor de savoir que vous ne pourrez jamais posséder.
— Et qui serait ?
— Une vie. »
Elle remarqua l’expression douloureuse qui se dessinait sur son visage et regretta immédiatement d’en être la cause. Mais ce regret était un réflexe – elle avait été conditionnée depuis son enfance à éprouver des regrets lorsqu’elle s’était montrée offensante, même si cela était justifié.
« Aïe », dit Peter, comme pour tourner sa douleur en dérision.
Wang-mu n’éprouva aucune pitié – elle avait cessé d’être une servante.
« Vous êtes tellement fier d’en savoir plus que moi ! Mais tout ce que vous savez vient de ce qu’Ender vous a mis dans la tête ou de ce que Jane vous chuchote dans l’oreille. Je n’ai pas de Jane, comme je n’ai pas eu d’Ender. Tout ce que je sais, je l’ai appris à la dure. Et je m’en suis sortie. Alors par pitié, à l’avenir, épargnez-moi votre mépris. Si je dois être d’une quelconque aide pendant cette mission, ce sera en partageant vos connaissances – je peux apprendre ce que vous savez, mais vous, vous ne pourrez jamais apprendre ce que je sais. »
La plaisanterie était terminée. Le visage de Peter s’empourpra sous l’effet de la colère.
« Comment… qui… »
Wang-mu termina la phrase restée, selon elle, en suspens. « Comment j’ose ? Pour qui je me prends ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, lâcha Peter à voix basse avant de détourner la tête.
— Je ne sais pas rester à ma place, c’est ça ? demanda-t-elle. Han Fei-Tzu m’a parlé de Peter Wiggin. L’original, pas la copie. Celui qui a poussé sa sœur Valentine à prendre part au complot visant à s’emparer de l’hégémonie de la Terre. Celui qui l’a poussée à rédiger toutes les données sur Démosthène – un traité populiste et démagogique – tandis que de son côté il s’occupait de la rédaction du travail sur Locke, de toutes les idées nobles et analytiques. Mais toute la démagogie de bas étage venait de lui.
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