— Andie, ça vous dirait qu’on déjeune ensemble ?
Le charme était rompu. C’était comme s’il venait de se mettre à nu. Si grave. D’autant plus attirant. Andie lui sourit.
— Ça me semble une bonne idée, répondit-elle avant de jeter un coup d’œil à sa montre en or. Mais tard alors. Disons une heure trente. En plus du boulot habituel, je dois préparer le voyage au Brésil de Jacobsen, et le mien par la même occasion.
— Oui, je pensais bien. Craddick en sera peut-être, lui aussi.
— Quoi qu’il en soit, je ne serai pas fâchée de fuir la pluie et le froid de cette bonne ville de Washington pour les plages ensoleillées de Rio.
— Et moi donc ! Écoutez, un déjeuner tardif me convient tout à fait. On parlera du Brésil, d’accord ?
Son sourire révélait son impatience.
— Formidable. À une heure et demie devant l’entrée ?
Il acquiesça d’un geste et disparut.
Andie présenta son holocarte à la porte du bureau, qui s’ouvrit en souhaitant une bonne journée à la jeune femme de cette voix crissante qu’elle détestait.
Il y avait une lettre du sénateur Horner pour Jacobsen ; le « révérend sénateur », comme Andie l’appelait. Elle actionna le bouton d’appel relié au bureau privé de Jacobsen. Pas de réponse. Bon, il était encore tôt. D’ordinaire, Jacobsen se manifestait aux alentours de neuf heures.
Andie brisa le sceau de l’enveloppe et prit connaissance de la lettre. Bien sûr ; c’était encore une de ces propositions insensées pour intégrer les mutants au sein de l’Église, le parti fondamentaliste de Horner.
« Si seulement chaque homme, femme et enfant mutant voulait rejoindre notre troupeau, nos prières seraient exaucées », écrivait le sénateur.
Quel hypocrite ! Il est vrai que la moindre minorité influente avait son représentant à Washington. La semaine dernière, ç’avait été le Front de Libération Musulman Uni en la personne de l’émir Kawanda. Ils avaient déjà essayé, sans succès, de battre les mutants en opposant leur candidat à Jacobsen. Aujourd’hui, ils voulaient s’unir à eux. Comment blâmer tous ces groupuscules ? Les mutants semblaient avoir une étonnante facilité à atteindre des objectifs là où il avait fallu des générations de normaux et maints défilés, manifestations et pétitions pour y parvenir.
Peut-être des démagogues comme Horner et d’autres du même acabit comptaient-ils se faire élire dans le sillage des mutants. En tous les cas, leurs idéologies, fondées sur le profit, le racisme et l’impérialisme religieux, paraissaient incompatibles avec les intérêts des mutants. Non que cela dérangeât Horner le moins du monde. Sous tout ce vernis moralisateur, le cœur du « révérend sénateur » battait à l’unisson des calculs politicards : des votes, des votes, des votes.
— Bonjour, Andréa.
Jacobsen entra dans le bureau, une mallette-écran à chaque main. Elle ponctua son bonjour d’un sourire, puis disparut dans son bureau privé. Andie la suivit, passant son nez dans l’embrasure de la porte.
— Sénateur, nous avons eu une autre requête de Horner. Le truc habituel.
— Alors, donnez-lui la réponse standard.
— D’accord. Merci, mais non merci.
— Exactement. (Jacobsen était déjà installée devant son écran de bureau ; elle leva les yeux un instant.) Stephen Jeffers a-t-il confirmé notre rendez-vous de neuf heures trente ?
— Oui, répondit Andie. À mon avis, ajouta-t-elle après un temps, il se présente certainement en allié.
— Vous vous attendiez à quoi ?
— Eh bien, vu la hargne dont il a fait preuve contre vous aux primaires, je pensais qu’il garderait ses distances.
Jacobsen ébaucha un sourire.
— Andie, une vieille politicienne accomplie comme vous devrait savoir que les dissensions politiques peuvent s’avérer des plus éphémères. Et quand il s’agit d’arriver à ses fins, surtout concernant les mutants, Stephen est un trop fin professionnel pour se permettre de laisser une rivalité passagère lui barrer la route. Une bonne chose, d’ailleurs. S’il n’avait pas été derrière moi après les primaires, je doute que j’aurais été élue. Ç’aurait été par trop facile de diviser le vote des mutants.
— Même avec l’énorme population de mutants vivant dans l’Oregon ?
— Absolument. Son soutien s’est avéré inappréciable.
Et pour ce qui est du physique, songea Andie, on apprécie également sans peine. Ces cheveux, ce menton carré et ce sourire foudroyant. Ces yeux dorés.
Jacobsen décocha un regard par en dessous à la jeune femme qui détourna les yeux, subitement mal à l’aise. Elle n’ignorait pas que le sénateur était télépathe, mais les mutants n’étaient-ils pas censés respecter l’intimité des personnes ?
— Pourrait-on discuter de l’organisation du voyage au Brésil ? suggéra Jacobsen. Si vous êtes prête ?
— Je suis à vous tout de suite.
Andie alla chercher le dossier, attrapa son bloc-écran au passage et s’empressa de regagner le bureau de Jacobsen.
— Vous vous souvenez de ces rumeurs à propos d’un supermutant ?
— Bien sûr.
— Naturellement, j’accorde un vif intérêt à cette affaire. Il semble que je ne sois pas la seule, au point que le Congrès a envisagé une commission d’enquête. Non officielle, évidemment.
Andie hocha le menton, puis conclut :
— Et vous êtes logiquement la personne la mieux placée pour ce voyage d’agrément « non officiel » ?
— Apparemment, acquiesça Jacobsen avec un sourire désabusé. Le mutant de prédilection.
— Vous l’ont-ils déjà demandé ?
— Non. Mais ils vont le faire. Et je le regrette bien. Franchement, c’est bien la dernière chose dont j’aie envie en ce moment, ce ridicule voyage au Brésil. Moi qui ne parle même pas le portugais.
— Faites-vous faire un implant.
— Pas avant que la demande ne me soit formulée, dit Jacobsen en tendant la main vers sa tasse de café en porcelaine blanche. Ce qui, je présume, devrait être pour cet après-midi. En conséquence, je crois que vous devriez nous programmer, pour vous et moi, Andréa, un implant hypnotique. La formule habituelle, les connaissances culturelles et le bagage linguistique. Nous recevrons nos dernières instructions du Département d’État juste avant de partir. Et prévoyez une absence d’au moins quinze jours.
— Entendu. Je vais programmer suffisamment de nourriture pour chat pour que Livia puisse tenir jusqu’en avril, au cas où vous voudriez ouvrir un bureau satellite là-bas.
Jacobsen sourit à cette plaisanterie. Contrairement à l’habitude, elle avait l’air particulièrement de bonne humeur ce matin.
— Ne me tentez pas, Andréa. J’ai besoin de vous pour exercer une bonne influence ici. Oh, et n’oubliez pas d’informer les agences de presse concernées.
— Bien sûr. (Andréa hésita avant de poursuivre :) Sénateur, une question à titre non officiel ?
— Oui ?
— Vous n’accordez pas beaucoup de crédit à cette rumeur de supermutant, n’est-ce pas ?
Les sourcils de Jacobsen se levèrent en signe d’étonnement, mais ce moment de relâchement dura une seconde à peine, et le masque impassible reprit ses droits.
— Je crois qu’il est sain de conserver une attitude sceptique tant que nous ne possédons pas de preuve concrète, dit-elle d’une voix posée, toute de prudence. Nous n’avons affaire jusqu’ici qu’à des rumeurs. Et je déteste gaspiller mon temps pour des rumeurs.
— Que ferez-vous s’il s’avère que ce ne sont pas de simples rumeurs ?
— Je m’en inquiéterai si tel est le cas et le moment venu.
James Ryton tira sur ses manchettes et se tourna vers son fils.
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