Robert Silverberg - La saison des mutants

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Télékinésie, précognition, télépathie... Etranges et merveilleuses, leurs facultés déroutantes font peur autant qu’elle fascinent. Eux, ce sont les mutants : des humains « différents » dont les talents très particuliers se sont progressivement développés depuis la fin du XXe siècle. En apparence, rien ne les distingue des autres, les « normaux », si ce n’est la curieuse et inexplicable pigmentation dorée de leurs iris…
Aujourd’hui, en ce début de troisième millénaire, la cohabitation, jusqu’à présent pacifique, demeure précaire. L’existence des mutants, très minoritaires et tout juste tolérés par l’humanité ordinaire, est à la merci de la moindre provocation, du plus petit dérapage. Or voilà qu’un politicien sans scrupules entreprend de transformer l’intolérance en guerre ouverte. La « saison des mutants » va-t-elle s’achever dans un bain de sang ?

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— Nous avons deux cours en commun.

Mélanie regarda son père arpenter la moquette, le visage crispé par la colère, hagard. Une veine battait à son front, ce qui ne présageait rien de bon.

— Et que faisais-tu pour que ces filles t’agressent ?

— Rien. J’étais en train de me coiffer.

— Seule ?

— Oui.

— D’abord, je ne vois pas ce qui t’attire dans les endroits que fréquentent les non-mutants. Où était Germyn ? Je croyais que tu sortais avec elle ce soir.

— Elle est partie dès que ça a commencé à mal tourner. Comme d’habitude.

Mélanie vit la bouche de sa mère esquisser ce qui se voulait peut-être un sourire, rapidement effacé. Son père, quant à lui, n’avait pas l’air de trouver ça drôle.

— À rôder toute seule comme tu le fais, bien sûr que tu deviens une cible facile, dit-il.

— Ainsi, c’est ma faute ? s’emporta Mélanie. C’est moi qui ai demandé qu’on me menace avec un couteau ?

— Ne prends pas ce ton avec moi, ma fille.

— James, intervint la mère, tu es trop bouleversé pour qu’on discute de ça maintenant. On en parlera plus tard.

— N’essaie pas de m’amadouer, Sue Li. Tu sais ce que je pense de l’idée de fréquenter les normaux. Des dangers que cela représente.

— Oui, bien sûr. Mais je trouve ta réaction exagérée. Nous ne sommes plus dans les années 90, James. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ce que Mélanie rencontre des non-mutants une fois en passant. (Sue Li s’interrompit un instant.) Tous les jeunes vont au Branché. Elle n’a pas cherché la bagarre. S’il arrive que l’un d’eux boive un peu trop et devienne agressif, bon, ce n’est quand même pas la faute de Mélanie. Si tu veux mon avis, ça aurait pu être bien pire.

Mélanie regarda sa mère. Elle ressemblait à un petit bouddha féminin dans son pull couleur gingembre. Empreinte de sérénité. Cherchait-elle à influencer chacun des membres de la famille ? Ce ne serait pas la première fois qu’elle mettrait fin à une discussion en usant de ses subtils dons télépathiques.

— Sue Li, je ne te permettrai pas de me détourner du sujet, rétorqua Ryton. L’entêtement que mettent nos enfants à rechercher la compagnie des normaux présente des dangers certains. Je n’aime pas ça.

— Je ne vois pas comment je pourrais l’éviter, rétorqua Mélanie. Nous ne sommes pas assez nombreux pour avoir une université réservée aux mutants. Et je ne vais pas passer ma vie entière à fuir les normaux.

— Disons que tu peux montrer un peu plus de discernement dans le choix des lieux que tu fréquentes et de tes occupations. Et je t’interdis de revoir cette McLeod.

Le ton était sec. La lèvre inférieure de Mélanie se mit à trembler.

— Mais, papa, elle m’a aidée. Et elle veut qu’on soit amies.

— Tu as des amies dans le clan.

— Oh oui, parlons-en ! Personne dans le clan, et tu le sais très bien, n’a vraiment envie d’être ami avec moi. D’accord, ils sont tous très gentils, mais ils me traitent comme si j’avais le cerveau non pas simplement incapable d’agir mais carrément dérangé. Et toi, tu fais pareil.

Pour une fois, son père resta sans voix. Il la dévisagea comme s’il ne l’avait jamais vue. Mélanie eut beau se dire qu’elle devrait s’en tenir là et gagner la retraite de sa chambre, elle ne parvenait pas à réprimer sa rage. Les mots qu’elle avait contenus des années durant éclatèrent.

— Apparemment, je ne suis pas fichue de rendre quelqu’un heureux autour de moi ! cria-t-elle. À la fac, je me fais houspiller parce que je suis une mutante. À la maison et aux réunions du clan, vous me regardez comme si j’avais trois têtes. Oh, je sais que vous vous imaginez que je ne vous vois pas, mais vous vous trompez. Et je sais aussi ce que vous pensez : « Pauvre fille, une infirme, qui voudra d’elle ? Qui au clan acceptera de l’épouser ? C’est bien gênant d’avoir une fille souffrant de dysfonction. Pourquoi a-t-il fallu que ça nous arrive, à nous ? »

— Oh, Mélanie, tu ne devrais pas dire ça, réagit sa mère sur un ton où l’horreur avait remplacé la sérénité.

— Ah non ? fit la jeune fille en se tournant vers elle. Mon propre père est tellement occupé à me reprocher tout ce que je fais qu’il n’a pas l’air de saisir qu’on m’a menacée avec un couteau ! Évidemment, ça vous aurait tous arrangés, n’est-ce pas ?

Elle se tut, assez contente de voir sa mère devenir toute pâle et son père se figer dans une attitude horrifiée.

— Mélanie, dit sa mère, tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Comment peux-tu parler ainsi ?

La voix maternelle se brisa sur le dernier mot. Mélanie ressentit une pointe de culpabilité : elle avait blessé sa mère, alors qu’elle n’avait pas vraiment voulu ça. Mais n’était-ce pas la vérité après tout ? Ne seraient-ils pas tous soulagés si elle n’était plus là ?

Son père fit mine de vouloir mettre fin à la discussion.

— Allons, tu dis des bêtises. Tu te conduis comme une enfant. Tout le monde t’aime et ne veut que ton bien. Tu t’imagines des choses. Tu t’inventes des cauchemars.

Ils se regardèrent tous les trois, dans un silence glacé. Finalement, la mère se leva.

— Il est tard. Nous sommes tous fatigués. Allons nous coucher. Demain, ça ira mieux.

Mélanie avait de la peine pour eux. Ils ne supportaient pas la vérité. Elle, oui. Elle n’avait pas le choix.

— Bonne nuit, maman. Papa.

Elle les laissa là et rejoignit sa chambre. Une fois la porte refermée, elle débrancha la lumière infrarouge avant que celle-ci ne se déclenche automatiquement à la chaleur de son corps, éclairant la pièce. Elle préférait rester dans l’obscurité.

Assise sur son lit, les genoux repliés contre sa poitrine, elle se repassa les événements de la soirée. La bagarre dans la boîte. La conversation avec ses parents. Elle ne pouvait pas continuer à vivre ainsi. Elle n’en avait aucune envie.

Bill McLeod se tourna dans son lit et consulta l’horloge murale aux chiffres orange phosphorescent : quatre heures du matin. À ses côtés, Joanna dormait d’une respiration profonde et régulière. Il n’aspirait qu’à l’imiter mais, chaque fois qu’il fermait les yeux, la voix de Kelly résonnait dans sa tête et chassait le sommeil.

La moitié du temps, j’ai l’impression d’être un mutant dans cette famille.

Bon, c’est le genre de choses qu’on dit sous l’emprise de la colère. Kelly se défendait contre son père et ses arguments massue. Ses paroles avaient sans doute dépassé sa pensée.

Et si tel n’était pas le cas ? Elle paraissait si distante ces jours-ci. Une étrangère. Qu’avait-il fait – ou omis de faire – pour se la mettre ainsi à dos ? Oh, et puis zut, tous les enfants avaient des périodes de révolte contre leurs parents. Une façon de revendiquer leur territoire. Lui-même, n’avait-il pas passé une nuit entière à marcher sur la plage quand il avait quatorze ans ? Son père lui avait tanné le cuir lorsqu’il était rentré. Mais en grandissant, il avait perdu ce besoin de promenades solitaires le long de la plage, surtout lorsqu’il était dans l’armée de l’Air. Et aujourd’hui, ancré à ses fonctions administratives, il n’avait plus guère de temps à consacrer aux problèmes de révolte. Avec tous ces contrats à traiter.

Joanna faisait un travail héroïque avec les gosses. Et lui faisait de son mieux pour participer, pour être présent, pour éviter de donner son avis chaque fois qu’il jugeait préférable qu’ils apprennent par eux-mêmes…

Ah, ces foutues opinions ! McLeod serra les poings de frustration. Il se devait, certes, d’observer une certaine bienséance vis-à-vis des mutants. Mais ils lui donnaient la chair de poule. Même à l’armée, il s’en était tenu à l’écart. À cause d’eux, sa fille avait failli se faire tabasser. Ou pire. Et voilà qu’aujourd’hui elle voulait sortir avec ce garçon…

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