Les hommes arrivèrent juste derrière lui. Thorby s’efforça de ne pas trembler et de travailler avec l’indifférence nonchalante d’un ouvrier employé à une tâche sans intérêt. Il entendit Auntie Singham crier :
— Bonsoir sergent.
— ’Soir Auntie. Quels mensonges racontes-tu aujourd’hui ?
— Pas des mensonges ! Je vois une douce jeune fille dans ton avenir, avec des mains fines comme des ailes d’oiseau. Laisse-moi voir ta paume, je pourrais peut-être y lire son nom.
— Qu’en dirait ma femme ? Nous n’avons pas le temps de causer ce soir, Auntie.
Le sergent jeta un coup d’œil à l’employé qui changeait l’enseigne, se frotta le menton et dit :
— Nous devons donner la chasse au moutard du vieux Baslim. Tu ne l’as pas vu par hasard ?
Il regarda de nouveau au-dessus de lui le garçon en train de travailler et écarquilla légèrement les yeux.
— Et je resterais ici à échanger des racontars ?
— Hum… – Il se tourna vers son collègue. – Roj, va contrôler la boîte d’Ace. N’oublie pas les toilettes. Je vais surveiller cette rue.
— O.K. Sergent.
Le supérieur se tourna vers la diseuse de bonne aventure.
— C’est bien triste, Auntie. Qui aurait cru que le vieux Baslim espionnait contre le Sargon, lui, un infirme ?
— Qui vraiment ? – Elle se pencha en avant. – Est-ce vrai qu’il est mort de peur avant d’être raccourci ?
— Il devait savoir ce qui allait arriver, parce qu’il avait du poison tout prêt. Il était mort avant qu’on le sorte de son trou. Le capitaine était furieux.
— S’il était déjà mort, pourquoi l’ont-ils raccourci ?
— Allons, allons, Auntie. La loi doit être appliquée, quoique je n’aimerais pas être chargé de le faire. – Le sergent soupira. – Le monde est bien triste. Pense à ce pauvre garçon débauché par cette vieille canaille. Maintenant le capitaine et le commandant veulent lui poser les questions qu’ils n’ont pas pu poser au vieux.
— A quoi cela va-t-il les avancer ?
— A rien, probablement. – Il remua la saleté du caniveau avec le bout de son bâton. – Moi, à la place du gamin si je savais qu’il était mort et qu’on allait me poser des questions difficiles auxquelles je ne saurais répondre, je serais loin, bien loin d’ici déjà : je trouverais un fermier en quête de main-d’œuvre bon marché, et qui ne se préoccupe pas des troubles dans la cité. Mais comme je n’y suis pas, sitôt que je pose mes yeux sur lui, je l’arrête et je l’emmène devant le capitaine.
— Il est peut-être en cet instant même caché dans un champ, tremblant de peur ?
— Probablement. Mais cela vaut mieux que, de se retrouver sans tête sur les épaules. – Le policier appela dans la rue. – O.K. Roj, j’arrive. – Avant de s’éloigner, il jeta de nouveau un regard sur Thorby. – ’Nuit, Auntie. Si tu le voies, appelle-nous.
— Sûr. Vive le Sargon.
— Vive le Sargon.
Le garçon continua à faire semblant de travailler en essayant de ne pas trembler, pendant que la police descendait lentement la rue. Les clients surgirent du cabaret ; et Auntie commença sa litanie qui promettait gloire, fortune et une vision agréable du futur, le tout pour une pièce. Thorby était sur le point de descendre, de remettre le matériel à sa place et de décamper, lorsqu’il sentit une main agripper sa cheville.
— Que fais-tu là ?
Il se figea, puis réalisa que ce n’était que le patron de l’établissement, furieux de voir son enseigne modifiée. Sans le regarder, Thorby reprit :
— Que se passe-t-il ? Vous m’avez payé pour changer les lettres.
— Moi ?
— Oui, vous. Vous m’avez dit… – Thorby se retourna, eut l’air étonné et lança : Mais ce n’est pas vous.
— Non, ce n’est sûrement pas moi. Descends de là.
— Je ne peux pas. Vous tenez ma cheville.
L’homme lâcha prise et recula pour le laisser poser pied à terre.
— Je ne sais pas quel est l’imbécile qui t’a dit… – Il s’interrompit en voyant le visage de Thorby dans la lumière. – Hé, mais c’est le fils du mendiant !
Il voulut l’attraper, mais le garçon se mit à courir. Il plongea dans la foule des piétons à mesure que les cris de « patrouille ! Patrouille ! Police ! » s’élevaient derrière lui.
Il se retrouva dans une ruelle obscure, et gonflé à l’adrénaline, il grimpa tout en haut d’un conduit, comme s’il marchait sur un trottoir. Il ne s’arrêta qu’une douzaine de toits plus loin.
Une fois assis contre un pot de cheminée, il reprit son souffle et essaya de réfléchir.
Pop était mort. Il ne pouvait y croire mais c’était vrai. Poddy ne l’aurait pas dit s’il ne le savait pas. Mais… Mais sa tête devait être au bout d’une pique du côté du pylône, à l’heure qu’il était, avec les autres perdants. Il visualisa la scène macabre, enfin s’effondra et pleura sans plus se retenir.
Après un long moment, il leva la tête, essuya son visage et se redressa.
Pop était mort. C’est entendu. Et maintenant que faire ?
De toute façon, Pop leur avait coupé l’herbe sous le pied en les empêchant de l’interroger. Thorby ressentit une pointe de fierté teintée d’amertume. Pop a toujours été le plus malin. Ils l’avaient bien attrapé, mais lui, il avait eu le dernier mot !
Mais que faire maintenant ?
Auntie Singham l’avait avisé de se cacher, et Poddy de sortir de la ville. C’était un bon conseil, s’il voulait ne pas rapetisser soudain. Il vaudrait mieux s’éloigner de la cité avant le jour. Pop attendait de lui qu’il lutte, pas qu’il reste là pour se faire prendre par les flics. Il ne pouvait plus rien faire pour Pop, c’était fini. Stop !
« Quand je serai mort, tu dois chercher un homme et lui délivrer un message. Puis-je compter sur toi ? Tu ne vas pas partir sottement de ton côté et tout oublier ? »
Oui, Pop, tu peux ! Je n’ai pas oublié, je vais le délivrer ! Thorby se rappela pour la première fois depuis plus d’une journée la raison de son retour prématuré au logis : le vaisseau stellaire Sisu était au port. Son capitaine était sur la liste de Pop. « Le premier qui arrive . » C’est ce qu’il avait dit. Je n’ai pas fait l’idiot, Pop. Je l’ai presque fait, mais je m’en suis souvenu. Je le ferai, je le ferai ! Thorby décida, en se reprenant fièrement, que ce devrait être la dernière chose importante que Pop devait faire passer, puisqu’il était censé être un espion. D’accord, il aiderait Pop à finir son travail. Je le ferai, Pop, tu les auras eu jusqu’au bout !
Il ne ressentait pas la moindre culpabilité à l’idée de « trahir ». Il avait été envoyé comme esclave contre son gré, et n’éprouvait aucune loyauté à l’égard du Sargon ; Baslim n’avait jamais essayé de lui en inculquer. Il ne ressentait à son égard qu’une peur superstitieuse, balayée désormais par un désir violent de se venger. Il ne craignait ni la police ni le Sargon lui-même. Il voulait simplement leur échapper assez longtemps pour accomplir les volontés de Pop. Après… eh bien, s’il était pris, il espérait avoir terminé avant d’être raccourci.
Si le Sisu était toujours dans le port…
Oh, il devait y être ! Mais la première chose à faire était de s’en assurer, puis… Non, la première chose était de se dissimuler avant le lever du jour. C’était infiniment plus important de se garer des flics, puisque malgré son esprit obtus il avait trouvé quelque chose à faire pour Pop.
Se cacher, puis découvrir si le vaisseau était toujours arrimé au port, enfin transmettre un message au capitaine… Et cela avec tous les policiers du quartier sur ses talons.
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