Perdu dans ses souvenirs, le général se rappela son frisson d’angoisse lorsqu’il avait vu la sphère de feu grimper dans le ciel paisible du Pacifique Sud. Il n’avait pas entendu la question de l’amiral Heilmann.
— Désolé, Otto, je pensais à autre chose.
— Je voulais connaître votre avis sur les délais nécessaires à l’obtention de l’ordre d’exécution du projet.
— Vous parlez toujours de Trinité ?
— Cela va de soi.
— Je ne peux imaginer que nous passerons aux actes. Nous avons emporté ces bombes dans le seul but de nous prémunir contre des actes délibérément hostiles des Raméens. Je me souviens des termes employés : « dans l’éventualité où le vaisseau extraterrestre attaquerait la Terre avec des moyens dont le pouvoir destructeur surpasserait nos capacités de défense ». La situation a changé. L’Allemand le dévisagea.
— Nul n’aurait pu prévoir que Rama se placerait sur une orbite de collision avec notre planète, dit-il. S’il ne modifie pas sa trajectoire, il creusera un cratère gigantesque à la surface du globe et soulèvera tant de poussière que la température baissera dans le monde entier pour de nombreuses années… C’est ce qu’affirment les scientifiques, en tout cas.
— Mais c’est absurde ! Vous avez assisté à la téléconférence. Tous ceux qui possèdent tant soit peu de bon sens ne croient pas que Rama percutera la Terre.
— Il existe d’autres scénarios catastrophe. Que feriez-vous, si vous étiez un des responsables ? Détruire Rama sans tarder est la plus sûre des solutions. Nous n’avons rien à perdre.
Ébranlé par cette conversation, Michael O’Toole pria l’amiral Heilmann de l’excuser et regagna sa cabine. Depuis son affectation à l’expédition Newton, c’était la première fois qu’il envisageait sérieusement qu’on pût lui ordonner d’utiliser son code pour armer les bombes. Il n’avait jusqu’alors vu dans les engins de mort stockés dans des conteneurs métalliques à l’intérieur de la soute de l’appareil militaire que des joujoux destinés à apaiser les craintes des politiciens.
Assis devant le terminal de sa cabine il se rappela les paroles d’Armando Urbina, le pacifiste mexicain qui avait réclamé la destruction totale de l’arsenal nucléaire du C.D.G.
« Comme nous l’avons constaté tant à Rome qu’à Damas, si de telles armes existent elles peuvent être utilisées. Seule leur disparition garantira que l’humanité ne connaîtra plus jamais les horreurs d’un holocauste nucléaire. »
* * *
C’était la nuit et Richard Wakefield n’avait pas regagné Newton. La station de télécommunications Bêta venait d’être détruite par l’ouragan (ils avaient assisté sur les moniteurs du centre de contrôle à la débâcle de la mer Cylindrique et au début de la tempête, avant que l’émetteur de ce relais ne fût réduit au silence) et Richard ne se trouvait plus dans la zone de liaison directe du milieu de la Plaine centrale. Son dernier message adressé à Tabori, volontaire pour assurer la permanence radio, était typique de cet homme. Le signal décroissait et Janos lui avait demandé en plaisantant quelle devrait être son épitaphe s’il se faisait « avaler par le Grand Méchant Ogre galactique ».
— Faites graver sur mon cénotaphe que j’ai aimé Rama non avec sagesse mais avec passion.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? avait voulu savoir Otto Heilmann.
Il était venu régler un problème d’ordre technique avec Janos, qui avait marmonné en essayant en vain de rétablir la liaison :
— Elle est morte.
— Qui est mort ? De quoi parlez-vous donc ?
— C’est sans importance. Que puis-je faire pour vous, Herr amiral ?
Ils ne commencèrent à s’inquiéter de la disparition de Wakefield qu’après le lever de l’aube. Les cosmonautes présents à bord de Newton étaient convaincus que la nuit précédente leur collègue avait eu trop à faire (« sans doute remettre en état la station Bêta », selon Janos), pour voir le temps s’écouler, et qu’ensuite il n’avait pas désiré tenter une traversée en solitaire de cette plaine plongée dans les ténèbres. Mais dans la matinée, lorsqu’ils ne le virent pas revenir, de l’abattement devint perceptible dans les conversations de ses compagnons.
— Nous refusons de l’admettre, dit Irina Turgenyev au cours du dîner, mais Wakefield ne reviendra pas lui non plus. Ce qui a fait disparaître Takagishi et Desjardins l’a eu à son tour.
— C’est ridicule ! s’emporta Tabori.
— Da, c’est ce que vous n’avez cessé de répéter chaque fois. La mort du général Borzov, dépecé par RoChir, était accidentelle. Celle de Wilson, mis en pièces par les crabes biotes, était accidentelle. La disparition inexpliquée de Desjardins dans une ruelle…
— Coïncidences, pures coïncidences !
— Vous êtes stupide, Janos. Savez-vous quel est votre problème ? C’est que vous êtes bien trop confiant. Il est urgent de faire sauter tout ça avant qu’il n’y ait…
— Ça suffit, arrêtez tous les deux ! ordonna David Brown aux deux Européens de l’Est.
Le général O’Toole intervint à son tour :
— Nous sommes tous sur les nerfs. Cette querelle est ridicule.
— Quelqu’un va-t-il aller chercher Richard ? demanda Janos sans s’adresser à personne en particulier.
— Qui serait assez fou… commença Irina.
— Non, lança l’amiral Heilmann sur un ton catégorique. Je l’ai averti que son initiative enfreignait les règlements et qu’il devrait se débrouiller seul, quoi qu’il puisse lui arriver. En outre, le Dr Brown et les pilotes m’ont informé que nous aurons de sérieuses difficultés à ramener les deux appareils sur Terre avec un équipage aussi réduit… et lorsqu’ils m’ont dit cela Wakefield était encore parmi nous. Nous ne pouvons courir des risques supplémentaires.
Il y eut un silence interminable et lugubre, autour de la table. David Brown se leva pour déclarer :
— J’avais l’intention de vous le dire en fin de repas, mais je crois que vous avez tous besoin d’entendre de bonnes nouvelles. Nous avons reçu des instructions il y a une heure. Nous repartirons quatorze jours avant la date d’impact prévue entre Rama et la Terre, soit à I – 14, dans un peu plus d’une semaine. D’ici là nous devrons apprendre à assurer la permanence à de nouveaux postes, nous reposer en prévision du voyage et vérifier que tous les systèmes fonctionnent correctement.
Turgenyev, Yamanaka et Sabatini hurlèrent leur joie.
— S’il est prévu de filer sans remettre les pieds dans Rama, pourquoi attendre ? demanda Janos. Nous devrions être parés à appareiller dans seulement trois ou quatre jours.
— D’après ce que j’ai cru comprendre, répondit le Dr Brown, nos collègues militaires sont chargés d’une mission spéciale qui accaparera tout leur temps – et une partie du nôtre – au cours des trois prochaines journées. (Il regarda Otto Heilmann.) Je vous laisse la parole.
L’amiral se leva à son tour.
— Je souhaite régler au préalable certains détails avec le général O’Toole, déclara-t-il d’une voix forte. Nous vous fournirons des explications dans la matinée.
L’Américain n’avait nul besoin de lire le message reçu par l’autre militaire vingt minutes plus tôt. Il en connaissait la teneur. Il avait été convenu avant leur départ qu’il ne comporterait que deux mots : Exécutez Trinité.
Michael O’Toole ne pouvait dormir. Il s’agitait, se tournait dans sa couchette, écoutait sa musique préférée et répétait des « Je vous salue Marie » et des « Notre-Père ». Rien n’était efficace. Il devait se changer les idées, trouver un moyen d’oublier ses responsabilités et d’accorder un peu de repos à son âme.
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