Elle rit, de bon cœur.
— Non, mon cher. Mais vous n’êtes pas Popeye. Et je ne suis pas Olive.
Il secoua la tête.
— Je crains de ne pouvoir supporter une pareille humiliation. M’entendre dire à trente-quatre ans que je ne suis pas un héros de B.D… Mon image de marque vient d’en prendre un coup.
Il la serra dans ses bras, avec douceur.
— Qu’avez-vous dit, déjà ? ajouta-t-il. Ne serait-il pas plus sage de dormir un peu avant l’aube ?
Ils ne purent trouver le sommeil et restèrent allongés côte à côte sur les sacs de couchage étalés à même le sol, plongés dans leurs pensées. Nicole l’entendit bouger.
— Vous n’arrivez pas à fermer l’œil, vous non plus ? murmura-t-elle.
— Non, j’ai même procédé sans succès à un décompte des personnages de Shakespeare. J’avais dépassé la centaine, quand j’ai renoncé.
Elle s’appuya sur un coude pour se pencher vers lui.
— Pourriez-vous me dire d’où vient l’intérêt que vous portez à cet auteur ? Je sais que vous avez grandi à Stratford-on-Avon, mais j’ai des difficultés à comprendre comment un dramaturge peut fasciner à ce point un technicien qui vit au milieu des nombres, des ordinateurs et des appareils de mesure.
— Mon psy parlait d’une « pulsion de fuite ». Selon lui, je me réfugie dans l’imaginaire par dégoût du monde réel et des gens qui l’habitent. Mais je n’ai rien créé, je me suis contenté d’adapter l’univers merveilleux de ce génie.
« Shakespeare a toujours été mon Dieu, ajouta-t-il un instant plus tard. À neuf ou dix ans, je m’arrêtais dans le parc du bord de l’Avon – celui proche des théâtres, avec les statues d’Hamlet, de Falstaff, de lady Macbeth et du prince Hal – et je passais mes après-midi à inventer de nouvelles histoires de mes personnages préférés. C’est de cette manière que je retardais mon retour à la maison. J’avais peur de mon père. J’ignorais ce qu’il ferait…
« Mais voilà que je m’apitoie sur mon sort, s’interrompit-il brusquement. Nous avons tous des souvenirs d’enfance pénibles. Je devrais changer de sujet.
— Il est parfois nécessaire d’extérioriser ce que l’on ressent, dit Nicole. Même si c’est un conseil que je ne suis jamais.
Il se tourna vers elle pour lui tendre la main. Elle la prit dans la sienne, avec douceur.
— Mon père travaillait pour les chemins de fer britanniques, déclara-t-il. C’était un homme habile mais inadapté sur le plan social. À la fin de ses études universitaires, il a eu de sérieuses difficultés à trouver un emploi. L’époque ne s’y prêtait guère. Le système économique se relevait à peine du Grand Chaos…
« Quand ma mère lui a appris qu’elle était enceinte, il s’est senti écrasé par le poids de ses responsabilités et a cherché un travail stable. Le gouvernement imposait aux entreprises nationalisées – dont les chemins de fer – de privilégier l’embauche des candidats qui avaient obtenu de bons résultats aux divers tests d’aptitude. Mon père en faisait partie, et c’est ainsi qu’il est devenu directeur d’exploitation à Stratford.
« Mais il avait horreur de ce travail monotone et répétitif, sans aucun intérêt pour quelqu’un de son niveau. Ma mère m’a appris qu’il avait postulé d’autres emplois, lorsque je n’étais qu’un bébé. Mais il n’a jamais pu passer le cap des entretiens d’embauché. Il a fini par renoncer. Il restait à la maison, où il grommelait, buvait, et rendait la vie impossible à tout son entourage.
Il fit une pause interminable. Il souffrait. Il lui fallait repousser tous les démons de son enfance. Nicole serra sa main dans la sienne.
— J’en suis désolée, dit-elle.
— Je l’étais aussi, répondit-il d’une voix qui se brisait. J’étais un petit garçon plein de fascination et d’amour pour la vie. Mais quand je rentrais à la maison, heureux de ce que je venais d’apprendre ou de voir à l’école, mon père prenait un malin plaisir à doucher mon enthousiasme.
« Un jour – je devais avoir huit ans – je suis rentré en début d’après-midi et une dispute a éclaté. C’était son jour de congé et il avait bu, comme à son habitude. Ma mère était sortie faire des courses. Je ne me souviens plus à quel propos, mais je lui ai rétorqué qu’il se trompait. Je lui ai tenu tête et il m’a balancé un coup de poing, de toutes ses forces. Je me suis effondré contre le mur, et le sang pissait de mon nez cassé. Ensuite, et jusqu’à quatorze ans – quand je me suis senti assez fort pour pouvoir me défendre –, je n’ai plus remis les pieds à la maison quand ma mère était absente.
Nicole tenta d’imaginer un adulte qui donnait un direct à un enfant de huit ans. Quel homme pourrait briser le nez de son fils ? se demanda-t-elle.
— J’ai toujours été affligé d’une timidité maladive, ajoutait Richard. J’étais convaincu d’avoir hérité l’inadaptation sociale de mon père et je n’avais guère d’amis de mon âge. Mais les contacts humains me manquaient.
Il regarda Nicole et remonta le temps.
— Je me suis alors lié d’amitié avec les personnages de Shakespeare. J’allais chaque après-midi dans le parc pour lire ses pièces et m’évader dans son monde imaginaire. J’apprenais des scènes par cœur, puis je m’entretenais avec Roméo, Ariel ou Jacques en rentrant à la maison.
Nicole reconstitua sans peine le reste. Vous étiez un adolescent solitaire, emprunté et frustré. Cette fixation sur un dramaturge du passé vous offrait une échappatoire à la souffrance. Vous viviez au milieu de tous ces théâtres. Vous pouviez voir vos amis s’éveiller à la vie sur leurs scènes.
Elle céda à une brusque impulsion et se pencha pour déposer un baiser sur sa joue.
— Merci de m’avoir fait ces confidences, lui dit-elle.
* * *
Ils se dirigèrent vers le treillis dès le lever du jour et Nicole fut surprise de constater que les cordes tranchées pour libérer l’avien avaient été réparées. Le filet était comme neuf.
— Un biote a dû passer par là, commenta Richard. Mais ils avaient été témoins de trop de merveilles pour en être impressionnés.
Ils prélevèrent des morceaux de câble puis revinrent vers la grange. En chemin, Richard testa l’élasticité du matériau et découvrit qu’il s’étirait sur environ quinze pour cent de sa longueur puis retrouvait plus ou moins rapidement ses dimensions d’origine. La durée du processus variait en fonction de l’étirement. Wakefield examinait toujours sa structure lorsqu’ils arrivèrent à destination.
Sans perdre de temps, Nicole attacha une extrémité de la corde à l’extérieur du bâtiment puis revint vers le puits et se laissa glisser à l’intérieur. Richard montait la garde et se tenait prêt à intervenir en cas d’urgence. Arrivée au fond de la fosse, Nicole frissonna en pensant au désespoir qui avait été le sien lorsqu’elle séjournait en ce lieu. Mais elle reporta rapidement son attention sur la tâche qu’elle s’était fixée. Elle planta dans la pastèque-manne un crochet improvisé avec une sonde médicale qu’elle suspendit à son sac à dos. L’ascension s’effectua rapidement et sans incident.
Elle sourit à l’homme et lui remit le fruit, qu’il se chargerait de porter.
— Alors, poursuivons-nous l’exécution du plan A ?
— Oui, à présent que nous avons de quoi faire une dizaine de repas.
— Neuf, le reprit Nicole en riant. J’ai apporté une légère correction à mon estimation après avoir pu constater que vous aviez un appétit féroce.
* * *
Ils s’éloignèrent du hangar, en direction de l’esplanade ouest. Ils la quadrillèrent et passèrent au peigne fin les étroites ruelles proches, sans y trouver de quoi improviser la moindre embarcation. Richard vit un myriapode qui traversait la place en diagonale et il fit tout son possible pour l’inciter à s’arrêter. Il alla même jusqu’à s’allonger devant le biote et lui assener des coups de sac à dos sur la tête, sans susciter de réaction. Nicole riait, lorsqu’il revint vers elle en grommelant.
Читать дальше