— Un acte de vandalisme ? répéta-t-il en ouvrant de grands yeux. Voilà un concept typiquement homocentrique. Mais c’est secondaire, car il est exact que cet outil nous sera peut-être utile.
Il haussa les épaules et se dirigea vers l’extrémité du bâtiment.
Il saisissait des données dans son ordinateur de poche quand elle vint le rejoindre.
— Vous êtes venues jusqu’ici, vous et Francesca ? Elle lui fournit une réponse affirmative.
— Puis vous êtes retournée seule à l’intérieur pour regarder dans ce puits ?
— Nous en avons déjà discuté, pourquoi me répétez-vous cette question ?
— Je suis convaincu qu’elle vous a vue tomber et nous a intentionnellement lancés sur une fausse piste en disant que vous étiez partie à la recherche de notre collègue japonais. Elle ne tenait pas à ce qu’on puisse vous retrouver. Nicole le fixa, dans le noir.
— C’est mon point de vue, répondit-elle lentement. Mais vous, pour quelle raison le partagez-vous ?
— Parce que c’est la seule explication logique. Sa conduite a été bizarre, juste avant mon retour dans Rama. Elle est passée me voir dans ma cabine, sous prétexte de m’interviewer. Elle m’a demandé des précisions sur mes motivations et a arrêté sa caméra dès que j’ai mentionné Falstaff et votre balise. Elle s’est alors animée et m’a posé de nombreuses questions d’ordre technique. Avant de me laisser, elle a ajouté qu’elle était convaincue qu’aucun d’entre nous n’aurait dû s’aventurer dans Rama. J’ai bien cru qu’elle allait me supplier de revenir sur ma décision.
« Je comprends qu’elle souhaite dissimuler qu’elle vous a abandonnée en si fâcheuse posture, mais pas pourquoi elle a fait une chose pareille.
— Vous rappelez-vous le soir où vous m’avez expliqué les causes de la défaillance des systèmes de protection de RoChir ? s’enquit Nicole après un instant de réflexion. Cette même nuit, j’ai également demandé – à vous et à Janos – si vous n’aviez pas vu le général Borzov…
Ils revinrent vers leur hutte et elle lui fit part de son hypothèse d’une conspiration. Elle mentionna le contrat avec les médias, les drogues que Francesca avait distribuées à David Brown et Reggie Wilson, et ses accrochages avec tous les intéressés. Elle s’abstint de lui parler des informations contenues dans le cube d’Henry mais Richard reconnut que les preuves étaient accablantes.
— Elle vous aurait donc abandonnée dans ce puits pour ne pas courir le risque d’être démasquée ?
Nicole hocha la tête. Il siffla.
— Alors, tout colle. J’ai eu la nette impression qu’elle menait la danse, à notre retour à bord de Newton. C’était elle qui donnait des ordres à Brown et à Heilmann.
Il la prit par les épaules.
— Je ne voudrais pas l’avoir pour ennemie, conclut-il. Tout démontre qu’elle ne recule devant rien pour arriver à ses fins.
Francesca ne constituait pas pour eux une menace immédiate et ils avaient d’autres sujets de préoccupation. À leur retour sur l’esplanade, ils découvrirent que la hutte s’était volatilisée et les coups de poing qu’ils assenèrent sur la trappe ne provoquèrent aucune réaction des aviens, ce qui leur fit prendre plus nettement conscience de la précarité de leur situation.
Richard devint maussade et taciturne. Il s’en excusa et avoua qu’il avait tendance à se comporter ainsi chaque fois qu’il ne se sentait pas en sécurité. Il prit son ordinateur et l’utilisa pendant des heures. Il n’interrompait ses activités que pour demander à sa compagne des informations sur la topographie de la ville.
Elle s’allongea sur son sac de couchage et envisagea de traverser à la nage la mer Cylindrique. Elle n’avait jamais été une championne de natation et dans le cadre de leur préparation il lui avait fallu près d’un quart d’heure pour faire un kilomètre. Dans une piscine, qui plus est. Elle devrait à présent franchir cinq kilomètres de flots glacés et agités, avec pour compagnie des créatures aussi charmantes que des requins biotes.
Un homme obèse et joyeux haut de vingt centimètres vint interrompre ses méditations.
— Souhaiteriez-vous boire quelque chose, belle demoiselle ? lui demanda Falstaff avec un fort accent britannique.
Elle bascula sur le flanc pour regarder de plus près le robot. Il tenait une grosse chope qu’il porta à ses lèvres.
Son contenu se répandit dans sa barbe, qu’il essuya du revers de sa manche avant d’éructer avec bruit.
— Et si vous n’êtes pas tentée par la boisson, ajouta-t-il en glissant sa main dans sa braguette, peut-être le serez-vous par les plaisirs que sir John pourrait vous faire découvrir entre deux draps.
Elle le trouva drôle malgré sa vulgarité et se mit à rire. Falstaff l’imita.
— Si j’ai de l’esprit, ce dernier n’est pas qu’en moi-même mais aussi dans ceux qui m’écoutent, précisa le robot.
Elle se tourna vers Wakefield qui assistait à cette scène en restant à quelques mètres de distance.
— Vous savez, le jour où vous en aurez assez d’être astronaute vous pourrez faire fortune comme fabricant de jouets.
Il vint récupérer son personnage et remercia Nicole pour son compliment avant de déclarer avec gravité :
— À mon humble avis, trois possibilités s’offrent à nous : traverser la mer à la nage, explorer New York dans l’espoir d’y découvrir de quoi construire un radeau, ou se contenter d’attendre l’arrivée des secours. Rien de tout cela ne m’inspire un fol optimisme.
— Alors, que suggérez-vous ?
— Une solution de compromis. Quand il fera jour nous visiterons les zones les plus importantes de la ville, surtout dans les parages des trois places, pour voir si rien ne peut servir à improviser une embarcation. Nous consacrerons à cette exploration un jour raméen, peut-être deux. Si nous ne trouvons rien, nous partirons à la nage. En ce qui concerne les sauveteurs, je n’ai aucun espoir de les voir arriver.
— Voilà qui me semble parfait. Mais j’aimerais faire autre chose au préalable. Dire que nous n’avons pas beaucoup de nourriture est un euphémisme. J’aurais l’esprit plus tranquille si nous récupérions la pastèque-manne, afin d’être parés en cas d’imprévu.
Richard reconnut que se constituer une telle réserve de vivres relevait de la plus élémentaire des prudences, mais la perspective de se suspendre à des fils de suture ne l’enthousiasmait guère.
— Vous avez eu une chance inouïe, déclara-t-il. Ce filin n’a pas cédé et n’a pas glissé de votre ceinturon improvisé, mais il l’a entaillé, ainsi que vos gants.
— Auriez-vous mieux à me proposer ?
— Les cordes du filet tendu entre les deux gratte-ciel semblent représenter un meilleur choix. S’il est possible d’en récupérer, leur solidité me permettra de descendre dans ce puits et de vous épargner…
Elle sourit.
— Faux, l’interrompit-elle. Avec tout le respect que je vous dois, Richard, le moment est mal choisi pour jouer au macho. Utiliser le treillis est une excellente idée, mais vous êtes trop lourd et s’il vous arrivait quelque chose je ne pourrais pas vous remonter hors de la fosse. (Elle lui tapota l’épaule.) En outre, et j’espère que vous ne vous vexerez pas, je suis probablement la plus athlétique des deux.
Il feignit d’avoir été blessé dans sa fierté.
— Mais que deviennent les bonnes vieilles traditions ? C’est toujours l’homme qui accomplit les exploits, dès qu’il est question de force physique et d’agilité. Auriez-vous oublié la saine lecture des bandes dessinées de votre enfance ?
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