La trappe s’ouvrit soudain et Wakefield dut déguerpir à toutes jambes pour ne pas choir dans le puits. Il baissa les yeux et vit Nicole et les deux géants ailés, dont un qui s’éleva et passa près de lui pendant que la femme se hissait hors du conduit vertical.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il en suivant l’avien du regard.
Ivre de joie, Nicole se jeta dans ses bras.
— Richard ! Oh Richard ! Je suis si heureuse de vous voir !
Il lui sourit et la serra contre lui.
— Si j’avais su que je vous ferais un tel effet, je serais venu plus tôt.
— Voyons si j’ai bien compris. Vous venez de me dire que vous êtes seul et que nous ne disposons d’aucun moyen de transport pour traverser la mer Cylindrique ?
Richard le confirma de la tête. C’en était trop pour Nicole. Cinq minutes plus tôt elle était folle de joie à la pensée que son épreuve se terminait et imaginait déjà son retour sur la Terre où l’attendaient son père et sa fille. Et à présent tous ses espoirs s’effondraient…
Elle s’éloigna vers un des immeubles du pourtour de l’esplanade et y appuya son front pour laisser libre cours à sa déconvenue. Des larmes striaient ses joues. Wakefield l’avait suivie mais restait à distance.
— Je suis désolé, fit-il. Elle se reprit.
— Ce n’est pas votre faute. Mais il ne me serait jamais venu à l’esprit que je pourrais revoir un membre de notre équipe sans être tirée d’affaire pour autant…
Elle s’interrompit. C’était injuste, pour cet homme. Elle s’avança vers lui et réussit à sourire.
— Il est rare que je me laisse ainsi dominer par mes émotions. Et j’ai interrompu vos explications.
Elle fit une pause pour s’essuyer les yeux avant d’ajouter :
— Vous me parliez de ces biotes requins qui ont pourchassé le canot. Vous ne les avez vus qu’une seule fois, quand vous étiez au large, je crois ?
— À peu de chose près, répondit-il.
La déception de Nicole avait douché son enthousiasme. Il s’autorisa un petit rire nerveux.
— Vous souvenez-vous de cette simulation où les superviseurs nous ont reproché de ne pas avoir lancé au préalable une version radiocommandée de notre bateau, pour obtenir la confirmation que rien dans sa nouvelle conception ne risquait de troubler l’équilibre écologique ? J’ai trouvé sur l’instant ces reproches ridicules, mais j’ai changé d’avis depuis. Les biotes requins n’ont apparemment pas trouvé ma vedette ultrarapide à leur goût.
Ils s’étaient assis sur un des nombreux cubes de métal gris de l’esplanade.
— La chance m’a permis d’esquiver leur première attaque, mais je n’ai eu ensuite d’autre choix que de sauter à l’eau et m’éloigner à la nage. Heureusement pour moi, ces bestioles s’intéressaient surtout à mon embarcation. Je ne les ai revues qu’après être arrivé à une centaine de mètres du rivage.
— Êtes-vous revenu dans Rama il y a longtemps ?
— Environ dix-sept heures. J’ai quitté Newton peu après l’aube. Mais j’ai perdu un temps précieux à essayer de remettre en état la station de télécommunications Bêta. C’était irréalisable.
Elle toucha sa combinaison.
— Vos cheveux sont trempés, mais pas le reste. Il rit.
— On ne vantera jamais assez les progrès de l’industrie textile ! Me croirez-vous si je vous dis que le temps de changer mes thermiques ma tenue était déjà presque sèche ? J’avais des difficultés à me convaincre que je venais de passer vingt minutes à barboter dans de l’eau glacée.
Il regarda Nicole, qui semblait se détendre.
— Mais c’est vous qui me surprenez le plus, cosmonaute Desjardins. Vous ne m’avez pas encore demandé comment je m’y suis pris pour vous retrouver.
Elle avait sorti son scanner pour lire les données transmises par les sondes biométriques de Richard. Malgré son épuisement, rien ne s’écartait de la fourchette des tolérances. Elle n’assimila pas immédiatement le sens de sa remarque.
— Vous saviez où j’étais ? Je croyais que vous passiez par hasard…
— Allons, chère madame, New York est petit, mais pas à ce point. Entre ces remparts s’étend une ville de vingt-cinq kilomètres carrés où les ondes radio ne se propagent pas.
Il sourit.
— Si je décidais de quadriller la cité en vous appelant tous les mètres carrés, je devrais dire vingt-cinq millions de fois votre nom. À raison d’un cri toutes les dix secondes – le temps nécessaire pour attendre une réponse éventuelle et progresser d’un mètre – je ne pourrais m’égosiller ainsi que six fois par minute. Couvrir la totalité de l’agglomération me prendrait donc quatre milliards de minutes, soit un peu plus de soixante mille heures ou deux mille cinq cents journées terrestres…
— D’accord, d’accord, l’interrompit-elle en riant à son tour. Dites-moi comment vous avez su où j’étais.
Il se leva.
— Puis-je me permettre ? s’enquit-il. Il tendit la main vers Nicole.
— Faites, je vous en prie. Mais j’avoue ne pas comprendre où…
Il récupéra le prince Hal glissé dans la poche de poitrine de sa combinaison.
— C’est lui qui m’a guidé jusqu’à vous. Vous êtes un brave homme, mon prince, mais j’ai cru un instant que vous aviez failli à tous vos devoirs.
Elle n’avait toujours pas la moindre idée de ce dont il parlait.
— Le prince Hal et Falstaff sont munis de balises qui émettent quinze signaux très puissants par seconde. Avec Falstaff dans ma hutte de Bêta et un émetteur-récepteur au camp Alpha, je pouvais relever votre position par triangulation et savoir avec précision où vous étiez, sous forme de coordonnées bidimensionnelles. Lorsque j’ai mis au point cet algorithme de repérage, je n’avais pas prévu qu’il vous viendrait à l’esprit d’aller faire une excursion en z.
— Est-ce ainsi qu’un technicien qualifie ma visite du nid des ptérodactyles ? Une excursion en z ? s’enquit-elle en souriant.
— Ce terme en vaut un autre. Elle secoua la tête.
— Je m’interroge sur votre compte, Wakefield. Si vous saviez où je me trouvais, pourquoi avez-vous attendu si longtemps…
— Parce que nous vous avions perdue. Je n’ai retrouvé votre trace qu’après être revenu récupérer Falstaff.
— Mon séjour dans les entrailles de Rama aurait-il émoussé ma vivacité d’esprit ou vos propos manquent-ils de clarté ?
Ce fut au tour de Richard d’éclater de rire.
— Je vais essayer de mettre un peu d’ordre dans mes explications.
Il prit le temps de classer ses pensées.
— En juin, quand les responsables de l’Ingénierie ont refusé de nous doter de balises individuelles, cette décision m’a profondément irrité. J’ai avancé, sans succès, qu’en cas d’urgence ou dans des circonstances imprévues le rapport signal-bruit de nos coms risquait d’être insuffisant. J’ai alors décidé d’équiper trois de mes robots d’un tel système…
Nicole le dévisageait. Elle avait oublié qu’il était si étonnant et amusant. Elle savait qu’aiguillonné par des questions pertinentes il eût poursuivi ses explications pendant une heure.
— … Falstaff a cessé de capter votre balise, disait-il. Je n’étais pas présent, car je m’apprêtais avec Hiro Yamanaka à prendre l’hélicoptère pour venir vous chercher, vous et Francesca. Mais Falstaff est doté d’une horloge qui indique l’heure d’enregistrement des données reçues. Après avoir constaté que vous ne réapparaissiez pas, j’ai consulté ses mémoires et découvert que le signal s’était brusquement interrompu.
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