— Elle n’a fait que son devoir, proposa Gene.
— Franchement, renifla Gaby. Il n’y a plus de romantisme. Demandez à quelqu’un votre épigraphe et qu’obtenez-vous ? Des blagues. »
Ce fut lors de la pause suivante que Cirocco eut une nouvelle crampe. Des crampes, plutôt, car cette fois-ci, les deux jambes étaient touchées. Ça n’avait rien de drôle.
« Eh, Rocky, dit Gaby en lui effleurant l’épaule d’une main hésitante. Il est idiot de se crever ainsi. Prenons une heure de repos, cette fois-ci.
— C’est complètement ridicule, parvint à grommeler Cirocco. Je suis à peine vannée. Simplement, je n’arrive pas à rester posée sur le cul. Elle jeta un œil soupçonneux vers Gaby. Mais comment fais-tu donc pour ne pas attraper de crampes ?
— Je tire au flanc, reconnut Gaby sans se démonter. J’arrime une corde à ce cul sur lequel tu ne veux pas te poser et je te laisse faire le mulet. »
Cirocco ne put retenir un faible rire.
« Il va bien falloir que je m’y fasse. Tôt ou tard je finirai par aller mieux. Les crampes ne vont pas me tuer.
— Non, mais je n’aime pas te voir mal en point.
— Et si l’on optait pour dix minutes de marche et vingt de repos ? suggéra Gene. En attendant de faire mieux.
— Non. Quinze minutes debout, à moins que l’un d’entre nous ne craque avant. Puis repos pour une durée équivalente, ou dès que l’on est en état de repartir. On fait ça pendant huit heures… » Elle consulta sa montre. « Ce qui nous laisse encore cinq heures. Et puis on pose le camp. »
Gaby soupira. « Prends le commandement, Rocky. C’est ta spécialité. »
Ce fut affreux. Cirocco souffrait toujours le plus quoique Gaby éprouvât à son tour des crampes.
Le baume des Titanides les soulageait mais ils devaient l’utiliser avec parcimonie. Chacun transportait une trousse de secours et la réserve de Cirocco était déjà épuisée. Elle espérait encore ne pas avoir à s’en servir, passés les premiers jours du voyage, mais elle aimait autant en garder une réserve pour l’ascension de l’intérieur du rayon. Après tout la douleur n’était pas intolérable. Lorsqu’une crampe la prenait elle était bonne pour pousser un cri, s’asseoir et attendre que ça se passe.
À la fin de la septième heure, elle était revenue sur son opinion, quelque peu ennuyée par sa propre obstination : un peu comme si elle avait voulu se prouver que Bill avait raison en se forçant à la ténacité, en allant jusqu’à ses limites et même en les dépassant.
Ils dressèrent leur camp au fond d’une ravine, ramassèrent du bois pour le feu mais ne prirent même pas la peine de monter les tentes. L’air était chaud et lourd mais les flammes étaient bienvenues dans l’obscurité croissante. Ils s’assirent autour à distance confortable et se dévêtirent, pour rester avec leurs sous-vêtements bariolés.
« Tu ressembles à un paon, remarqua Gene en prenant une lampée de vin.
— Un paon complètement crevé, soupira Cirocco.
— À ton avis, Rocky, combien a-t-on fait ? demanda Gaby.
— Difficile à dire. Quinze kilomètres ?
— Ça recoupe mon estimation, confirma Gene : j’ai compté nos pas pour franchir deux crêtes et j’en ai fait la moyenne. Puis j’ai relevé le nombre de ravines traversées.
— Les grands esprits se rencontrent, dit Cirocco. Quinze aujourd’hui, vingt demain. Nous aurons atteint le toit en cinq jours. » Elle s’étira, les yeux tournés vers le feuillage aux couleurs changeantes au-dessus d’elle.
« Gaby, c’est toi qui t’y colles. Fouille dans ce sac et concocte-nous de quoi bouffer. Je me sens capable d’avaler une Titanide. »
Ils ne parcoururent pas vingt kilomètres le lendemain ; ni même dix.
Ils s’éveillèrent les jambes endolories. Cirocco était si raide qu’elle ne pouvait plier les genoux sans gémir. Ils préparèrent le petit déjeuner et replièrent le camp en titubant, avec des mouvements d’octogénaires, puis se contraignirent à faire quelques mouvements d’assouplissement et d’extension.
« Je sais que ce sac est plus léger de quelques grammes, gémit Gaby en l’endossant. Je l’ai déjà soulagé de deux rations.
— Le mien a pris vingt kilos, se plaignit Gene.
— Putain de putain de putain. Allez, bande de macaques. Vous voulez gagner la vie éternelle ?
— La vie ? Tu appelles ça une vie ? »
La seconde nuit, ne survint que cinq heures seulement après la première parce que Cirocco en avait ainsi décidé.
« Merci à toi, ô Grande Maîtresse du Temps, soupira Gaby en s’étendant sur son sac de couchage. Avec un effort, on va peut-être établir un nouveau record : la journée de deux heures. »
Gene se laissa tomber à côté d’elle.
« Dès que tu auras fait partir le feu, Rocky, j’irai nous couper une demi-douzaine de ces filets de steak végétal. En attendant, marche doucement, veux-tu ? Quand tes genoux grincent tu me réveilles. »
Les mains sur les hanches, Cirocco les fusilla du regard.
« Alors, c’est ainsi que ça se passe, hein ? Je vais vous annoncer quelque chose, vous deux : vous êtes dégradés.
— A-t-elle dit quelque chose, Gene ?
— Rien entendu. »
Cirocco boitilla aux alentours pour ramasser du bois pour le feu. S’agenouiller pour l’allumer se révéla un problème passablement complexe – un qu’elle n’était pas certaine de pouvoir résoudre. L’opération l’obligeait à forcer ses articulations maltraitées sous des angles qu’elles refusaient obstinément de prendre.
Au bout du compte, les steaks végétaux finirent par griller dans leur jus et Gene et Gaby s’approchèrent, attirés par l’odeur de ce mets divin.
Cirocco eut tout juste la force de recouvrir les braises d’un coup de pied et de dérouler son sac de couchage. Elle dormait déjà avant de s’y être allongée.
Le troisième jour s’avéra moins terrible que le second, tout comme l’on peut estimer que le grand incendie de Chicago fut moins terrible que le séisme de San Francisco.
Ils mirent un peu moins de huit heures pour parcourir dix kilomètres d’un terrain de plus en plus escarpé.
À l’issue de l’épreuve, Gaby nota qu’elle ne se sentait plus vieille de quatre-vingts ans. Elle s’en sentait soixante-dix-huit.
Il paraissait nécessaire d’adopter une nouvelle tactique. La pente croissante rendait la marche, même à quatre pattes, difficile. Leurs pieds dérapaient et ils devaient s’aplatir au sol, bras et jambes écartés, pour éviter de glisser en arrière.
Gene suggéra qu’à tour de rôle chacun grimpe le plus haut possible avec la corde pour l’attacher au tronc d’un arbre. Les deux autres, restés derrière, n’auraient alors plus qu’à se hisser tranquillement à la force des poignets. Celui qui passait devant devrait fournir un effort pendant dix minutes, mises à profit par les autres pour se reposer, puis il aurait deux tours pour récupérer. Ce qu’ils firent, par étapes de trois cents mètres.
Cirocco regarda le ruisseau qui coulait près de leur camp en rêvant d’un bon bain. Puis elle se ravisa. Ce dont elle avait envie, c’était de manger. Tout en grommelant, Gene prit son tour derrière les fourneaux.
Elle eut toutefois la présence d’esprit de vérifier dans son havresac le niveau des provisions avant de s’évanouir.
Le quatrième jour ils firent vingt kilomètres en dix heures et c’est à la fin de cette journée que Gene sauta sur Cirocco.
Ils avaient monté le camp là où le ruisseau qu’ils suivaient était assez large pour permettre un bain et Cirocco s’était dévêtue pour s’y plonger sans y réfléchir plus avant. Elle aurait bien voulu avoir du savon mais le sable fin du fond pouvait aisément le remplacer. Bientôt Gaby et Gene l’eurent rejointe. Puis Gaby ressortit pour aller cueillir des fruits, sur les ordres de Cirocco. Comme ils n’avaient pas de serviette elle s’était accroupie toute nue près du feu et c’est à ce moment que Gene l’enlaça.
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