Gene donna un coup de main à Cirocco pour harnacher Gaby puis il sauta le premier pour l’accueillir au sol. Cirocco surveilla l’opération d’en haut. Calvin l’embrassa pour lui porter chance ; alors elle installa le harnais autour de ses hanches et passa les pieds par-dessus bord.
Elle descendit dans le crépuscule.
Ils se sentirent plus légers en prenant pied sur le câble : ils étaient en gros cent kilomètres plus près du centre de Gaïa – et à cent kilomètres d’altitude. La gravité avait chuté d’un quart à moins d’un cinquième de G. Le paquetage de Cirocco pesait presque deux kilos de moins et son corps lui-même s’était allégé de deux kilos et demi.
« Nous sommes à cent kilomètres de la jonction du câble avec le toit, remarqua-t-elle. La pente est à mon avis de trente-cinq degrés. Pour l’instant, nous ne devrions pas avoir trop de difficultés. »
Gene semblait sceptique.
« Quarante degrés plutôt. Même, pas loin de quarante-cinq. Et cela devient de plus en plus raide : disons soixante degrés avant que nous soyons à hauteur du toit.
— Mais avec cette pesanteur…
— Ne te moque pas d’une pente à quarante-cinq degrés », dit Gaby. Elle était assise sur l’herbe, le teint bilieux, mais soulagée. Elle avait vomi mais affirmé que tout valait mieux que de rester dans la saucisse. « J’ai fait un peu d’alpinisme sur Terre, en portant un télescope sur le dos. Il faut être en bonne condition physique et nous ne le sommes pas.
— Elle a raison, dit Gene. J’ai perdu du poids. La gravité faible rend paresseux.
— Vous n’êtes que des défaitistes. »
Gene hocha la tête. « Ne va simplement pas croire que tu as un avantage de cinq contre un. Et n’oublie pas que ce paquetage a une masse presque équivalente à la tienne. Sois prudente.
— Bordel ! on se prépare à la plus longue ascension jamais tentée par l’homme : est-ce que j’entends des chants d’allégresse ? Non, rien que des récriminations.
— Si on doit chanter, dit Gaby, autant le faire tout de suite. On risque de ne plus être d’humeur plus tard. »
Bon, se dit Cirocco, j’aurai au moins essayé. Elle se rendait bien compte que le voyage allait être difficile, mais elle pensait que les difficultés n’allaient pas commencer avant le toit qu’elle estimait atteindre d’ici cinq jours.
Ils se trouvaient dans une forêt sombre. Les frondaisons des arbres en cristal laiteux filtraient la chiche lumière du couchant, baignant toute chose de reflets de bronze. Leurs ombres, impénétrables et coniques, pointaient vers l’est, désignant la nuit. Une voûte de feuilles translucides roses, dorées, orange et bleu-vert se refermait au-dessus d’eux : extravagant crépuscule pour une nuit d’été.
Le sol vibrait légèrement sous leurs pieds. Songeant au volume d’air gigantesque qui s’engouffrait dans le câble, aspiré vers le moyeu, Cirocco se mit à rêver au moyen d’exploiter cette immense source d’énergie.
L’ascension ne présentait pas de difficulté : le sol était recouvert d’une épaisse couche de poussière compactée. Le relief était dicté par l’enroulement des torons sous-jacents, décrivant des sillons parallèles qui disparaissaient en biais sur les flancs en pente du câble.
La végétation était plus épaisse là où s’était accumulée la terre, entre les brins. Ils adoptèrent donc la tactique suivante : ils suivaient chaque crête jusqu’au moment où elle commençait à s’enrouler sous le câble, puis traversaient le sillon pour gagner le brin adjacent, plus au sud. Ils continuaient ainsi pendant cinq cents mètres avant de traverser à nouveau.
Au fond de chaque sillon coulait un petit ruisseau. Ce n’était qu’un filet d’eau mais le courant, rapide, avait creusé de profondes saignées dans la terre en longeant la pente du câble. Cirocco supposait qu’ils devaient tomber ensuite en cascades, quelque part vers le sud-ouest.
Gaïa se montrait aussi prolifique qu’au niveau du sol : la majeure partie des arbres portaient des fruits et grouillaient d’une faune arboricole. Parmi celle-ci, Cirocco reconnut une créature lymphatique de la taille d’un lapin qui était comestible et facile à tuer.
Avant la fin de la deuxième heure, elle comprit que ses compagnons avaient raison. Elle le sut lorsqu’une crampe la prit au mollet, la jetant pantelante sur le sol tiède.
« Ne le dites pas, bon sang. »
Gaby souriait largement. Avec sympathie, certes, mais au fond d’elle-même pas mécontente.
« C’est la pente. Elle n’a pas l’air si dure que ça ; tu as raison, question poids. Mais elle est tellement raide qu’il faut grimper sur la pointe des pieds. »
Gene s’assit près d’elle, le dos à la pente. Par une éclaircie entre les arbres ils pouvaient découvrir en partie Hypérion, attirant et baigné de lumière.
« La masse pose également un problème, dit-il. Il faut presque que je marche le nez collé au sol pour pouvoir avancer.
— J’ai mal à la plante des pieds, renchérit Gaby.
— Moi aussi », reconnut Cirocco, d’un ton misérable. La douleur s’atténuait maintenant qu’elle se massait la jambe mais ne tarderait pas à revenir.
« C’est sacrément trompeur, dit Gene. Peut-être qu’on y arriverait mieux à quatre pattes. Nous faisons trop travailler les cuisses et l’arrière de la jambe. Il faudrait les mettre en extension.
— Bien vu. Et cela nous ferait de l’entraînement pour la partie verticale. Là, il faudra faire surtout travailler les bras.
— Vous avez raison tous les deux, dit Cirocco. J’ai trop forcé. Il va falloir faire halte plus souvent. Gene, voudrais-tu me sortir la trousse médicale ? »
Elle contenait divers remèdes contre les rhumes et les fièvres, des fioles de désinfectant, des pansements, une réserve de cet anesthésiant spécifique qu’avait utilisé Calvin pour les avortements – et même un sac empli de baies aux vertus stimulantes. Cirocco les avait testées. Il y avait aussi un manuel de premier secours rédigé par Calvin pour qu’ils sachent se débrouiller face aux problèmes allant du saignement de nez à l’amputation. La trousse comportait enfin un pot rond contenant un onguent violet donné par Maître-Chanteur pour « soigner les douleurs de la route ». Elle remonta sa jambe de pantalon pour s’en frictionner en espérant que le remède serait aussi efficace pour les humains que pour les Titanides.
« Prête ? » Gene était debout, il ajustait son sac à dos.
« Je crois que oui. Tu prends la tête. Ne va pas aussi vite que moi ; je te dirai si l’allure est trop rapide pour moi. On s’arrêtera dans vingt minutes ; dix minutes de pause.
— T’as pigé. »
Un quart d’heure plus tard, Gene avait des crampes. Il poussa un cri, arracha sa botte et massa son pied nu.
Cirocco profita de l’occasion pour se reposer. Elle s’allongea et fouilla dans sa poche pour y dénicher le pot d’onguent puis, roulant sur le dos, elle le tendit à Gene, au-dessus d’elle. Adossée à son sac elle était assise presque debout, jambes ballant sur la pente. À ses côtés, Gaby n’avait même pas pris la peine de se retourner.
« Un quart d’heure de marche, un quart d’heure de repos.
— Comme tu voudras, c’est toi la patronne, soupira Gaby. Je me ferai écorcher vive pour toi, je grimperai jusqu’à ce que mes pieds et mes mains ne soient plus que des plaies sanglantes. Et quand je mourrai, écrivez simplement sur ma tombe que je suis morte en soldat. Bottez-moi le train quand vous serez prêts à repartir. » Elle se mit à ronfler bruyamment et Cirocco rigola. Gaby ouvrit un œil méfiant puis rit à son tour.
« Que dirais-tu de : Ci-gît une astronaute ? suggéra Cirocco.
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