« J’ai l’impression que tu n’es plus le même, Bill, lui dit-elle d’une voix calme. Je pensais te connaître. Tu m’as réconfortée lorsque j’étais seule et je croyais un jour pouvoir t’aimer. Je ne tombe pas amoureuse facilement. Peut-être est-ce parce que je suis trop méfiante ; je ne sais. Tôt ou tard, tout le monde exige de moi que je me comporte comme le voudrait mon image, et c’est exactement ce que tu fais à présent. »
Il ne répondit pas, ne la regarda même pas.
« Ce que tu fais est si injuste que j’en hurlerais.
— Je voudrais bien.
— Pourquoi ? Pour mieux correspondre à l’image que tu te fais de la femme ? Bordel, j’étais capitaine lorsque tu m’as rencontrée ; je ne pensais pas que ça avait une telle importance pour toi.
— Je ne comprends pas de quoi tu parles.
— Je parle du fait que si nous en restons là, tout sera fini entre nous. Parce que je n’attendrai pas que tu viennes à ma rescousse pour me protéger.
— Je ne sais pas de quoi tu… »
Alors elle se mit à hurler et cela lui fit du bien. Elle parvint même, à la fin, à en rire amèrement. Bill avait sursauté. Gaby passa la tête par la porte puis, devant l’absence de réaction de Cirocco, s’éclipsa.
« D’accord, d’accord, concéda-t-elle. J’en fais trop. Parce que j’ai perdu mon vaisseau et que je compense en voulant me couvrir de gloire. Je suis frustrée parce que je me suis montrée incapable de ressouder cet équipage, et de le faire tourner rond – y compris que le seul homme en qui je pensais avoir confiance respecte mes décisions, la boucle et fasse ce qu’on lui dit de faire. Je suis une bestiole bizarre, je le sais. Peut-être suis-je trop sensible à certaines choses qu’un homme verrait différemment. On devient sensible lorsque ces choses se reproduisent sans cesse à mesure qu’on gravit les échelons et qu’il faut se montrer deux fois meilleure que les autres pour obtenir la place.
« Tu n’es pas d’accord avec ma décision d’effectuer l’ascension. Tu as présenté tes objections. Tu disais que tu m’aimais. Je ne crois plus que ce soit le cas aujourd’hui et je suis profondément désolée que les choses aient pris cette tournure. Mais je t’ordonne d’attendre ici mon retour et de ne plus soulever la question. »
Sa mimique était éloquente.
« C’est parce que je t’aime que je ne veux pas que tu partes.
— Mon Dieu, Bill, je ne veux pas de ce genre d’amour : je t’aime, alors ne bouge pas pendant que je te ligote. Ce qui me fait mal c’est de te voir, toi, agir ainsi. Si tu es incapable de m’avoir en tant que femme indépendante, libre de mes propres décisions, tu ne m’auras pas du tout.
— Quel genre d’amour est-ce là ? »
Elle se sentait l’envie de pleurer, mais elle s’en moquait.
« Je voudrais bien le savoir. Peut-être qu’une telle chose n’existe pas. Peut-être que chacun doit se sentir pris en charge par l’autre, auquel cas je ferais mieux de me mettre en quête d’un homme qui se reposera sur moi parce que je ne supporterai jamais l’inverse. Ne peut-on pas simplement s’entraider ? Je veux dire, lorsque tu es affaibli je te donne un coup de main, et lorsque c’est moi, tu me soutiens à ton tour.
— Tu me donnes l’impression de ne jamais avoir de faiblesse. Tu viens de dire que tu pouvais te débrouiller toute seule.
— Tout être humain le devrait. Mais si tu ne me crois pas faible, tu ne me connais pas. Je suis comme un petit bébé en ce moment, en train de me demander si tu vas me laisser partir sans un baiser, sans même me souhaiter bonne chance. »
Bon sang, voilà qu’elle pleurait. Elle essuya cette larme promptement ; elle n’avait aucune envie qu’il l’accuse d’user de ce genre d’arme. Comment fais-je pour me fourrer dans de telles impasses ? se demandait-elle. Forte ou faible, elle serait toujours sur la défensive en de telles circonstances.
Il daigna bien l’embrasser. Il n’y avait semblait-il plus grand-chose à dire lorsqu’ils se séparèrent. Cirocco ne pouvait deviner sa réaction devant ses yeux secs : elle le savait blessé, mais cela avait-il accentué sa blessure ?
« Tu reviens aussi vite que possible.
— Entendu. Ne t’inquiète pas trop pour moi. Je suis trop dure à cuire.
— Comme si je ne le savais pas. »
« Deux heures, Gaby. Maxi.
— Je sais, je sais. Ne me parle plus de ça, d’accord ? »
Posé sur la vaste plaine à l’est de Titanville, Omnibus avait l’air encore plus gros qu’avant. D’habitude, les saucisses ne descendaient jamais plus bas que la cime des arbres. Il avait fallu éteindre tous les foyers en ville pour le persuader d’atterrir.
Cirocco se retourna vers Bill, immobile sur ses béquilles à côté du grabat qu’avaient utilisé les Titanides pour le transporter. Il lui fit un signe de main auquel elle répondit.
« Je retire ce que j’ai dit, Rocky, reprit Gaby en claquant des dents. Parle-moi.
— Du calme, petite, du calme. Ouvre les yeux, veux-tu ? Regarde où tu mets les pieds. Oups ! »
Une douzaine de bestioles s’étaient mises à la queue leu leu dans l’estomac de la saucisse, comme des passagers de métro pressés de rentrer chez eux. Elles se bousculèrent pour sortir. Gaby fut renversée.
« Aide-moi, Rocky ? » couina-t-elle désespérément, osant à peine regarder Cirocco.
« Bien sûr. » Elle lança son paquetage à Calvin qui était déjà entré avec Gene et souleva sa compagne. Gaby était si minuscule, et si froide.
« Deux heures.
— Deux heures », répéta Gaby, sombrement.
On entendit un martèlement pressé de sabots et Cornemuse fit son apparition par le sphincter ouvert. Elle prit Gaby par le bras.
« Tenez, mon petit, chanta-t-elle ; voilà qui vous aidera à passer l’épreuve. » Et elle lui mit dans la main une outre de vin.
« Comment saviez-vous que…, commença Cirocco.
— J’ai lu la peur dans ses yeux et je me suis rappelé le service qu’elle m’avait rendu. Ai-je bien fait ?
— C’était parfait, mon enfant. Je vous en remercie de sa part. » Elle ne dit rien à Cornemuse de la gourde que, pour des raisons identiques, elle avait pris soin de mettre dans son propre sac.
« Je ne vous embrasse pas à nouveau puisque vous m’assurez que vous reviendrez. Bonne chance donc, et puisse Gaïa vous retourner vers nous.
— Bonne chance. » L’ouverture se referma sans bruit.
« Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle veut que tu te saoules la gueule.
— J’avais déjà bu un petit coup ou deux. Mais maintenant que tu m’en reparles… »
Cirocco resta près d’elle tandis qu’elle succombait à une crise de hurlements, la faisant boire jusqu’à ce qu’elle fût ivre morte. Lorsqu’elle fut certaine que Gaby tiendrait le coup, elle rejoignit les hommes à l’avant de la nacelle.
Ils avaient déjà décollé. Les ballasts continuaient de se vider, par un orifice près du nez d’Omnibus.
Ils ne tardèrent pas à survoler la partie supérieure du câble. En se penchant, Cirocco aperçut des arbres et des zones couvertes d’herbe. En certains endroits le câble disparaissait complètement sous la végétation. Il était si gigantesque qu’il en paraissait presque plat. Tant qu’ils n’auraient pas atteint le toit, il n’y avait aucun risque de chute.
La lumière se mit à décroître peu à peu. En l’espace de dix minutes ils avaient pénétré dans un clair-obscur orangé et se dirigeaient vers la nuit éternelle. Cirocco voyait avec tristesse la lumière disparaître. Elle avait maudit ce jour perpétuel, mais au moins c’était le jour. Elle ne le reverrait plus de longtemps.
« Terminus, annonça Calvin. Il va descendre un peu et vous déposer par câble. Bonne chance, bande de cinglés. Je vous attendrai. »
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