« La Sorcière va descendre voir, poursuivit Robin ; et dès qu’elle les aura retrouvés, ils lui diront par où je suis allée. Tu m’objecteras que j’aurais pu me perdre dans les labyrinthes de l’ouest mais crois-tu que la Sorcière sera satisfaite tant qu’elle n’aura pas retrouvé mon corps ? Et qui plus est, un corps mort de mort naturelle et non pas brûlé par l’acide. »
Théa était à nouveau silencieuse et Robin savait qu’elle avait dit tout ce qu’elle pouvait. Cette dernière question une fois posée, elle n’était plus très sûre qu’elle fût si bonne que cela. Est-ce que Cirocco viendrait bien à sa recherche ? Pourquoi ne l’avait-elle pas déjà fait ? Mais sans aucun doute n’abandonnerait-elle pas Gaby. Elle n’était quand même pas tombée si bas ?
Théa ne le pensait pas non plus.
« Va donc, lui dit-elle. Pars en vitesse avant que je ne change d’avis. Va porter ton message à la Sorcière et fasse que ton impudent sacrilège ne te rapporte pas un seul jour de chance sur ta route. Pars, pars vite. »
Robin crut devoir mentionner qu’elle ne serait jamais passée par ici s’il y avait eu une autre sortie mais il ne fallait pas trop pousser. Le niveau d’acide remontait déjà et elle commençait à craindre que Théa pût encore machiner quelque accident plausible. Elle se précipita vers les marches qu’elle gravit quatre à quatre.
Elle ne ralentit pas, même une fois hors de vue. Elle n’avait pas l’intention de ralentir du tout mais l’épuisement finit par avoir raison d’elle et elle trébucha, tomba sur les genoux et, haletante, s’étendit de tout son long sur trois marches.
Elle s’en était tirée mais cette fois n’en éprouvait aucun soulagement. Au contraire, elle ressentait un besoin qu’elle ne connaissait que trop bien : une irrépressible envie de pleurer.
Mais ce coup-ci, les larmes ne vinrent pas.
Elle se passa le sac à l’épaule et reprit l’ascension.
* * *
L’accès à l’escalier de Théa était obstrué par la neige. Au début, ignorant de quoi il s’agissait, Robin s’était approchée avec précaution. Les livres lui avaient appris que la neige était douce et poudreuse mais ce n’était pas le cas : celle-ci s’entassait en congères compactes.
Elle s’arrêta pour enfiler son pull. L’obscurité était presque totale maintenant que les oiseaux-luire étaient partis. Dans sa cage neuve, le seul qui demeurait était pratiquement mort. L’ascension précipitée ne lui avait pas laissé l’occasion d’en capturer un autre.
La première des choses était de sortir à l’air libre. Si le temps n’était pas couvert, elle devait être en mesure de voir la Mer Crépusculaire et donc de repérer la direction de l’ouest. Au-delà, elle n’avait aucune certitude. Elle essaya de se remémorer la carte qu’elle avait étudiée jadis. Le câble central de Théa gagnait-il le sol au nord ou bien au sud de l’Ophion ? Elle n’en savait plus rien et c’était important. Gaby leur avait dit que le meilleur itinéraire pour traverser Théa était par le fleuve gelé. Une fois qu’elle se serait orientée, elle irait vers le sud et si le chemin semblait grimper, elle ferait demi-tour puisqu’elle savait en tout cas que le câble était situé à proximité du fleuve.
Elle n’était pas encore sortie de la forêt de brins qu’elle dut enfiler tous ses vêtements. Elle n’aurait jamais imaginé un froid pareil. Avec malaise, elle se demanda si elle n’avait pas commis une erreur en se débarrassant de l’encombrante parka que Chris avait tenu à lui faire emporter. La chose, en son temps, avait paru sensée : elle prenait presque la moitié du volume de son sac à dos, l’encombrait et la déséquilibrait et elle avait eu la certitude que deux pulls, une veste légère et le reste de ses vêtements lui suffiraient à parer à toute éventualité. Mais il lui avait dit de garder la parka. Il avait bien insisté là-dessus.
Enfin, il lui restait au moins les bottes. Elles s’étaient montrées utiles dans les passages les plus délicats de l’ascension bien qu’elle eût ôté leur garnissage de fourrure qui la faisait transpirer des pieds. Comme pour le reste, elles montraient certes des signes de fatigue mais, confectionnée avec soin, elles étaient encore en bon état. Elle frotta de la neige sur les extrémités tachées par l’acide en espérant que la corrosion cesserait une fois le produit dilué dans l’eau.
Elle allait repartir lorsqu’elle se souvint d’un article inutilisé depuis le début du voyage et qui allait enfin se révéler utile. Elle fouina dans son sac et en sortit un petit thermomètre à mercure, l’approcha de l’oiseau-luire papillotant et loucha dessus. Elle n’en croyait pas ses yeux : mais même après avoir été secoué, il indiquait toujours moins vingt degrés. Elle souffla dessus et vit la mince colonne d’argent monter puis lentement redescendre. Voilà qui lui procurait un nouveau sujet d’inquiétude : elle pouvait mourir gelée si elle cessait de bouger.
« Alors, magne-toi le cul », se dit-elle. Elle finit par obtempérer. Elle aurait bien aimé être plus reposée mais dormir dans l’escalier de Théa avait été hors de question. Elle y songeait à nouveau, maintenant qu’elle avait de la neige jusqu’aux genoux. Elle pourrait toujours redescendre un peu, dormir au chaud puis repartir du bon pied.
En fin de compte, elle crut plus prudent de n’en rien faire : comment savoir si dans l’escalier elle était hors d’atteinte de Théa ?
Un dernier regard à l’oiseau-luire mourant l’avertit qu’elle ferait bien de se dépêcher. Si elle tardait à sortir de sous le câble, l’obscurité allait être complète.
* * *
Elle y arriva et apprit en cours de route deux ou trois choses sur la neige et la glace. En premier lieu, que la glace était infiniment plus traîtresse que le roc, même quand elle avait l’air solide. Quant à la neige… de la poudreuse comme il fallait, elle en avait largement soupé jusqu’à la fin de ses jours. Par endroits, elle s’amoncelait plus haut que sa tête. Et à plusieurs reprises, elle avait dû se frayer un passage entre d’énormes congères.
Mais elle aperçut le jour gris à peu près au moment où son oiseau-luire devenait inutilisable. Elle jeta la cage et se dirigea vers la lumière.
Ça lui faisait drôle de voir à nouveau aussi loin. Le temps était clair à Théa : l’air y était vif et mordant, avec une bise intermittente de cinq à dix kilomètres à l’heure qui aspirait la chaleur de sa peau lorsqu’elle l’effleurait.
Elle pouvait distinguer la Crépusculaire sur sa gauche : c’était donc l’ouest, ce qui voulait dire qu’il lui fallait contourner le câble pour aller vers le sud.
À moins qu’elle ne se souvînt mal. Il serait sage d’y réfléchir à deux fois avant d’entreprendre un trajet de contournement qu’elle serait obligée de refaire en sens inverse si jamais l’Ophion était au nord du câble. Elle en avait assez de revenir sur ses pas et cette fois elle devait penser à ses orteils qui commençaient déjà à se refroidir.
Elle se rappela que Théa était dominée par une chaîne de montagnes escarpées s’étendant du nord au sud entre les hauts plateaux. Et traversant la région presque en son milieu, l’Ophion se divisait en deux branches, nord et sud, quelque part près du centre de Théa. Le câble central s’ancrait près du confluent des deux bras. Presque tout le cours du bras méridional se développait sous l’un des deux manteaux glaciaires qui recouvraient la majeure partie de Théa, rendant son repérage pratiquement impossible. Mais la branche septentrionale était libre de glaces permanentes. Parfois, lors de certaines périodes du cycle climatique trentenaire de Gaïa, le dégel se produisait et une étroite vallée au centre de Théa connaissait un bref et pâle printemps. Ce n’était pas le cas à présent. Pourtant, même gelé, le cours d’eau ne serait guère difficile à trouver : il serait relativement horizontal et situé au fond d’une large dépression.
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