Depuis ce moment, elle avait vécu un cauchemar empli de marches interminables et de retours en arrière déprimants, progressant lentement à mesure qu’elle éliminait successivement les fausses pistes en explorant chaque passage jusqu’au bout. Un travail éreintant et dangereux. Sa plus grande peur était qu’en fin de compte il n’y ait pas d’issue et qu’après toutes ces larmes, ces déceptions, et la prise de conscience progressive qu’elle n’avait aucune idée précise de la direction où elle allait, un beau jour elle finirait par apercevoir dans le lointain le camp de Chris et de Valiha et saurait alors que tous ses efforts avaient été vains.
La possibilité se fit jour peu à peu que Chris et Valiha finiraient par la rattraper. Ça ne la gênait pas. En fait, elle se demandait souvent pourquoi elle ne s’assiérait pas pour les attendre. Ce serait chouette d’avoir un peu de compagnie. Ils lui manquaient, tous les deux… tous les trois peut-être, même. Elle se demanda à quoi ressemblerait le bébé titanide.
Plus elle y songeait et plus c’était logique : À eux trois, ils se débrouilleraient mieux qu’elle toute seule. C’était plus sûr, il n’y avait pas à tortiller. Chris partagerait en éclaireur une partie du danger, ce qui réduirait automatiquement de moitié sa part de risque.
Et chaque fois qu’elle pensait à cela, elle fonçait de l’avant avec plus de détermination que jamais. Si elle ne pouvait plus être téméraire, elle pouvait tout du moins se montrer têtue. Si elle devait affronter le fait qu’elle était trouillarde, elle affronterait également sa trouille ; pour la surmonter.
* * *
Elle pénétra dans un couloir voûté fort semblable à celui par lequel elle et Chris avaient fui. En soi, cela n’avait rien d’étrange : elle en avait exploré une centaine comme celui-ci. Mais elle en était venue à espérer si peu de son exploration qu’elle ne fut pas peu surprise de ce qui l’attendait au bout du couloir. Elle en resta pendant un moment trop abasourdie pour bouger. Une odeur désagréable flottait dans l’air : Robin regarda vaguement à gauche et à droite puis vers le bas, où une mince pellicule de liquide transparent lui léchait les orteils. Le bout de ses bottes fumait.
Elle recula d’un saut et se débarrassa en hâte de ses chaussures. Elle aurait très bien pu plonger droit dedans. Elle aurait pu y plonger la tête la première. S’en remplir les Poumons…
« Arrête ! » se dit-elle tout haut et elle sursauta en entendant le son de sa propre voix.
Il était inutile de rester plantée à se lamenter sur ce qui aurait pu se produire. Elle devait s’inquiéter de ce qui pouvait encore arriver.
« Théa ! » lança-t-elle. Mais si elle était en face de Téthys, ou de Phébé ? Elle doutait de pouvoir les distinguer, même de près, et, de là où elle se trouvait, au fond d’un couloir sombre, long de plusieurs centaines de mètres au bout duquel le cône du cerveau régional n’était qu’une tache lumineuse, il ne fallait pas y penser. Mieux valait faire demi-tour pour y repenser à tête reposée et revoir éventuellement la question plus tard…
« Théa, j’ai besoin de te parler ! »
Elle tendit l’oreille tout en surveillant le niveau de l’acide qui recouvrait le sol à quelques mètres de là. S’il faisait mine de monter un tant soit peu, elle était sûre d’en remontrer aux oiseaux-luire question fuite à tire-d’aile.
Mais la voix de Crios avait été faible – à peine audible au fond des tunnels emplis d’acide – et si celle de Théthys lui avait paru plus forte, c’était sans doute parce que la peur l’avait suspendue à ses moindres mots. Rien n’autorisait à penser que Théa pût avoir plus de voix que les autres.
Robin cria de nouveau, prêta l’oreille, n’entendit rien. Elle n’avait pas prévu ça. Elle avait envisagé mille sortes d’ennuis, mais jamais qu’elle pût se trouver dans l’incapacité de faire remarquer sa présence à Théa.
« Théa, je suis Robin du Covent, une amie de Cirocco Jones, la Sorcière de Gaïa, impératrice des Titanides et…» Elle essaya de se rappeler les titres que, dans un moment d’amertume, lui avait débités Gaby à l’Atelier de Musique ; mais en vain.
« Je suis une amie de la Sorcière », conclut-elle avec l’espoir que ça suffirait. « Si tu peux m’entendre, tu devrais savoir que je viens ici pour elle. J’ai besoin de te parler. »
Elle écouta encore, sans plus de résultat.
« Si tu me parles, je n’arrive pas à t’entendre, cria-t-elle. Il est fondamental pour la Sorcière que je puisse te parler. Si tu pouvais faire baisser le niveau d’acide afin que je m’approche, ça nous faciliterait grandement le dialogue. »
Elle fut sur le point d’ajouter qu’elle ne présentait pour elle aucun risque mais quelque chose dans l’attitude de Cirocco face à Crios la fit se raviser ; elle ignorait s’il n’était pas risqué pour elle de copier les attitudes de Cirocco. Ce pouvait être la pire des choses à faire. Mais il était tout aussi possible que Théa ne comprit que le langage de la force et n’attende qu’un signe de faiblesse de sa part pour l’assassiner.
Une idée qui la fit presque rire, malgré sa terreur : qu’avait-elle pour elle, hormis sa faiblesse ? Elle était bien capable de perdre les pédales en présence de Théa et de rester étendue, impuissante, tandis que l’énorme créature déciderait de son sort.
« T’occupe pas de tout ça », se dit-elle. Ça ne la mènerait nulle part, sinon de nouveau à l’entrée du corridor, dans les ténèbres amères de la défaite, si elle continuait à penser de la sorte. Elle devait faire ce qu’elle avait à faire sans s’occuper du tremblement de ses mains.
« Il faut absolument que je te parle, poursuivit-elle avec fermeté. Pour cela, tu dois faire baisser le niveau d’acide. Je te préviens que la Sorcière sera mécontente et, à travers elle, Gaïa, si tu ne fais pas ce que je te dis. Puisque tu aimes et respectes Gaïa, laisse-moi approcher. Puisque tu crains Gaïa, laisse-moi approcher ! »
Ça sonnait tellement creux, tellement faux à ses oreilles : sans aucun doute, Théa l’entendrait aussi bien qu’elle, cette peur latente sous les mots, prête à la trahir.
Et pourtant, le niveau d’acide refluait. En approchant avec précaution, elle constata qu’aux endroits où la couche avait eu plusieurs centimètres d’épaisseur ne subsistait plus qu’une mince pellicule fumante.
Elle s’assit en vitesse pour ouvrir son sac. Elle fourra ses bottes de chiffons provenant d’une chemise déchirée bien des hectorevs plus tôt. Ses orteils étaient à l’étroit lorsqu’elle les renfila. Ensuite, elle enveloppa l’extérieur avec le reste de la chemise et un coin de sa couverture. Puis elle avança sur le sol humide.
Elle examina la couverture au bout de quelques pas. L’acide ne semblait pas assez concentré pour attaquer rapidement le tissu. Elle devrait tenter le coup.
Théa était prudente, elle aussi. L’acide se retirait avec une lenteur pénible tandis que Robin dansait d’impatience. Le couloir descendait. Bientôt les murs dégouttèrent. Puis le plafond. Elle ramena la couverture sur sa tête et poursuivit sa marche.
Elle finit par déboucher sur une corniche identique à celles qu’elle avait pu voir dans l’antre de Crios ou de Téthys.
« Parle », jaillit la voix et jamais elle n’avait été aussi près de détaler qu’à ce moment car cette voix était la même, exactement la même que celle de Téthys. Elle dut se remémorer que Crios également avait eu cette voix : plate, impersonnelle, dépourvue d’émotion ; une voix construite sur l’écran d’un oscilloscope.
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