Elle était considérablement dégrisée lorsqu’elle y parvint, consciente d’avoir frôlé dangereusement le délirium complet. Il fallait qu’elle garde tous ses esprits. La lumière était bien réelle et bien qu’elle n’eût aucune idée de son origine, si ce n’était pas le salut, alors elle était définitivement fichue.
Sa vision avait empiré. Si elle n’était pas rentrée dans le pied métallique, elle serait probablement passée à côté pour aller se perdre dans l’oubli. Mais la chose résonna sous le choc de sa tête : elle tituba et se redressa, étourdie, puis scruta les ténèbres au-dessus d’elle. Une lampe rouge clignotait là-haut, toutes les dix ou quinze secondes.
Elle parvint à distinguer vaguement une construction posée sur quatre pieds raidis par des entretoises métalliques, analogue à un mirador de garde-forestier. La tour faisait une dizaine de mètres et une échelle aux barreaux de bois courait jusqu’à son sommet.
Quelque chose accrocha son regard à proximité de l’échelle : c’était un panonceau fixé juste au-dessous du niveau des yeux. Elle essuya la neige et lut :
TRAVAUX PUBLICS PLAUGET
REFUGE NUMÉRO ONZE
« BIENVENUE, VOYAGEURS ! »
Gaby Plauget, Propr.
Robin cligna des yeux, le relut entièrement plusieurs fois pour voir s’il allait s’effacer comme le fantôme de Gaby. Il ne s’effaça pas. Elle s’essuya les lèvres et tenta d’agripper à tâtons les barreaux de bois. Ses mains refusaient de lui obéir. Gaby pourtant avait eu la bonne idée de faire poser une échelle en bois, songea-t-elle en se rappelant le froid terrible de la crosse métallique du revolver.
Alors, elle croisa les bras sur les barreaux et se hissa de cette façon. Elle était obligée de regarder ses pieds pour vérifier qu’ils étaient bien posés sur les degrés : elle ne les sentait plus. Trois marches, une pause, puis cinq, et une nouvelle pause, puis trois, puis deux. Puis pas même une : elle était incapable de se hisser plus haut. Elle baissa les yeux et constata qu’elle était presque à mi-hauteur ; elle devait donc avoir eu un trou et perdre le décompte. Elle leva la tête : elle aurait aussi bien pu gravir le mont Everest.
Si près.
La porte s’ouvrit au-dessus d’elle. Un visage se pencha par dessus l’étroite balustrade. Elle espérait que c’était Cirocco parce qu’elle pouvait y croire ; la Sorcière avait des choses à faire à Théa – des choses normales, logiques, sensées. Si c’était quelqu’un d’autre, elle saurait que c’est un mirage, un fantôme.
« Robin ? C’est toi ? »
Elle sentit l’odeur du café et de quelque chose qui cuisait sur le réchaud. C’était trop beau pour être vrai et, non, ce n’était pas Cirocco, c’était si ridicule qu’il ne valait même pas le coup de regarder une nouvelle fois car ce visage qu’elle reconnaissait enfin appartenait à Trini, son amante d’il y a un million d’années, là-bas à Titanville. À cet instant, elle sut que tout cela n’était qu’un rêve, la tour sans doute aussi bien que Trini.
Elle se laissa aller et atterrit sur le dos dans la neige épaisse.
L’argent de Cirocco s’était accumulé sur Terre pendant plus de soixante-quinze années : il y avait les droits d’auteur de ses travaux universitaires et de ses carnets de voyage en Gaïa ainsi que les droits provenant de son autobiographie J’ai choisi l’Aventure (le titre était de son éditeur, pas d’elle) qui était devenue un best-seller et avait donné matière à deux films et une série télévisée. En outre, elle avait sa part, fort lucrative, dans le commerce de la cocaïne. S’y ajoutait enfin son salaire de la NASA, qui avait continué de courir durant tout le voyage du Seigneur des Anneaux et jusqu’à sa démission.
Elle avait loué les services d’un conseiller financier helvétique et d’un juriste brésilien en leur donnant deux instructions : la mettre à l’abri de l’inflation et lui éviter la confiscation de ses biens par des gouvernements communistes. Elle avait souligné en outre qu’elle aimerait voir son argent financer des firmes s’occupant de voyage spatial et ne pas être utilisé à des fins contraires aux intérêts des Etats-Unis. Son homme de loi lui avait indiqué que cette dernière recommandation était démodée et pratiquement impossible à définir de nos jours et elle lui avait répondu par lettre en lui disant que la Terre était pleine d’hommes de loi. Il avait saisi l’allusion et, aujourd’hui encore, ses descendants travaillaient pour elle.
Après quoi, elle oublia tout cela.
Deux fois l’an, elle recevait un rapport qu’elle ouvrait pour jeter vaguement un œil sur sa dernière ligne avant de l’oublier. Sa fortune avait traversé deux dépressions là où d’innombrables investisseurs à la vie courte se faisaient balayer. Ses agents la savaient capable d’envisager le long terme et de supporter sans affolement des pertes temporaires. Il y avait eu de mauvaises années mais la tendance générale restait à la hausse ininterrompue.
Tout cela n’avait été qu’une abstraction dénuée de toute signification : à quoi bon chercher à savoir qu’elle possédait X kilos d’or, détenait Y pour cent de la Société Y prime et Z deutsche Mark en timbres rares et en tableaux de maîtres ? Si le rapport lui parvenait un jour d’ennui, il lui arrivait de passer quelques minutes à s’amuser à éplucher la liste de ses avoirs, des Aérotrains aux Airedale et des Renoir aux Renouvellements de baux. Elle n’envoya qu’une seule fois une lettre. Ce fut après avoir découvert fortuitement qu’elle possédait l’Empire State Building et qu’on projetait sa démolition. Elle leur demanda de le faire plutôt restaurer et perdit des millions dans l’opération au cours des deux années suivantes. Puis elle récupéra largement le tout par la suite, ce qui la fit sans aucun doute passer pour un génie de la finance auprès de ses agents alors qu’elle avait simplement épargné cet édifice parce que sa mère l’avait fait monter à son sommet lorsqu’elle avait sept ans et que c’était l’un des plus chers souvenirs qu’elle gardait d’elle.
Elle avait songé parfois à léguer toute sa fortune à quelque personne ou institution mais elle était si éloignée des contingences terrestres qu’elle n’aurait su qui ou quoi en faire profiter. Avec Gaby, elles avaient coutume de rire à l’idée de choisir au hasard un nom dans l’annuaire et lui faire tout hériter ou bien de doter d’un foyer des poissons rouges célibataires.
Mais finalement, voilà que son argent servait enfin à quelque chose.
* * *
Trini aperçut l’avion alors qu’il était encore à quelque distance grâce à l’éclat de ses phares d’atterrissage. Elle n’entendit que bien après le sifflement aigu du minuscule réacteur. Elle ne savait pas si elle devait approuver. L’équipement commandé par Cirocco n’était pas encore parvenu lorsque Trini avait pris son tour de garde au Refuge Numéro Onze ; elle y avait donc débarqué par la saucisse, comme tout le monde. L’une des raisons de sa venue à Gaïa était d’échapper aux pressions de la civilisation mécanique. Comme la plupart des humains qui vivaient ici, elle n’envisageait qu’avec la plus extrême méfiance tout ce qui dépassait les simples technologies de base. Mais elle comprenait les motivations de la Sorcière : Cirocco avait engagé une guerre totale contre les bombourdons et Trini ne doutait pas qu’ils seraient sous peu balayés du ciel.
L’appareil se traîna sur les derniers mètres avant de toucher le sol, soulevant avec sa tuyère des nuages de neige. L’Ophion semblait un terrain d’atterrissage peu engageant, truffé comme il l’était de congères, pourtant, le petit avion parvint à s’immobiliser sans peine en moins de trente mètres. La faible gravité, couplée à la densité de l’atmosphère de Gaïa, accroissait énormément sa portance et lui procurait l’agilité d’un papillon. Ses ailes étaient formées d’une mince pellicule de plastique transparent. Quand la neige fut retombée, Trini put distinguer les formes sombres qui s’y incrustaient et supposa qu’il devait s’agir de lasers ou de mitrailleuses.
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