Et puis soudain, en un instant, tout fut bouleversé : il y eut une explosion assourdissante, comme si la foudre était tombée à moins de dix mètres, suivie du vrombissement caverneux d’un bombourdon qui s’éloignait.
Tout le monde s’était aplati par réflexe. Lorsque Chris osa regarder en l’air, il en vit trois autres approcher en silence, rasant le sommet des dunes, dans le miroitement irréel provoqué par l’air brûlant. Il écrasa la joue contre le sable mais garda l’œil sur eux tandis qu’ils s’épanouissaient, d’abord simples points coupés d’un trait puis gueules voraces et ailes immenses. La légère incidence de celles-ci les faisait ressembler, de face, à des chauves-souris figées.
Ils passèrent au-dessus d’eux à cinquante mètres d’altitude. Chris vit un objet tomber de l’un d’eux : c’était un cylindre qui se vrilla dans l’air avant d’atterrir derrière une dune sur sa gauche. Quand apparut la gerbe de flammes, Chris en sentit la chaleur sur sa peau.
« Nous sommes bombardés ! » hurla Cirocco. Elle s’était à demi dressée. Gaby essaya de la tirer vers le bas mais elle indiquait une troisième escadrille de bombourdons en provenance du nord-est. Ils étaient bien trop hauts pour venir les éperonner et effectivement, alors qu’ils allaient passer au-dessus d’eux ils firent une légère ressource, révélant leur ventre d’ébène aux pattes d’atterrissage repliées. Une nouvelle volée d’œufs meurtriers fut lâchée. Cornemuse aida Gaby à coucher Cirocco à l’instant même où les bombes explosaient, recouvrant d’une gerbe de sable leurs corps étendus.
« Tu avais raison ! » cria Gaby par-dessus son épaule tout en sautant sur ses pieds. Chris n’en tira guère de réconfort. Il se redressa, se tourna en quête de Valiha et se retrouva soulevé du sol avant d’avoir compris ce qu’il se passait.
« Vers le câble ! » lança Valiha. Chris faillit laisser échapper son pistolet à eau lorsqu’elle se rua en avant. Un coup d’œil par-dessus l’épaule lui révéla qu’une rivière de flammes dévalait la dune derrière eux tandis que du brasier jaillissaient tous les hôtes de l’enfer.
Il y en avait des centaines et la plupart étaient en flammes. Les esprits-de-sable n’étaient que des amas informes de tentacules, un enchevêtrement qui ne ressemblait à rien de ce que Chris connaissait. Ils étaient de la taille de gros chiens. Ils progressaient de biais, comme des crabes, et presque aussi vite, par à-coups, sans élan. Ils étaient translucides, tout comme les flammes, si bien qu’en brûlant ils se transformaient en tourbillons de lumière sans aucune ombre. Les oreilles de Chris étaient torturées par un crissement presque supersonique et des claquements métalliques analogues à ceux d’une pièce chauffée au rouge et qui refroidit.
« Un bombardement qui tombait à point ! » cria Gaby, brusquement apparue à sa droite, montée sur Hautbois. La Titanide tenait Robin nichée dans ses bras. « Difficile de croire que les bombourdons travaillent avec les esprits.
— Je ne compterais pas sur eux comme alliés, toutefois, dit Chris.
— Moi non plus. Tu as une idée sur la marche à suivre ? » Elle lui indiqua le ciel où deux groupes de trois bombourdons viraient pour accomplir un nouveau passage.
« Je dirais : courons toujours », émit Valiha avant que Chris ait pu ouvrir la bouche. « J’ai comme l’impression qu’ils n’ont pas l’habitude de lâcher des bombes. Ils avaient deux occasions lorsque nous étions sans défense et ils les ont manquées toutes les deux. »
Cornemuse et la Sorcière s’étaient mises au pas des deux autres Titanides et galopaient à présent à leur hauteur.
« O. K. ! Mais ils pourraient changer de tactique. Si jamais ils font mine de revenir à basse altitude, flanquez-vous par terre. Et si on se met à courir, n’allez pas tout droit. Et dispersez-vous légèrement. Plus ils auront de cibles, plus ça risque de les troubler. »
Les Titanides mirent ces instructions en pratique. Valiha entama une progression en zigzag vers le câble, qui différait totalement de son habituelle marche pleine d’aisance. Chris devait s’accrocher pour rester sur son dos. Lorsque les bombourdons eurent pris position pour une nouvelle attaque, elle redoubla d’efforts, projetant de grandes gerbes de sable à chacun de ses virages, galopant avec frénésie.
« Ils restent en hauteur, l’avertit Chris.
— Tant mieux. Je continue de…
— Tourne-toi vers eux ! » lui cria-t-il. Valiha obéit instantanément et Chris s’aplatit au moment où trois bombes glissaient au-dessus de sa tête, apparemment proches à les toucher. Elles tombèrent quand même à cinquante mètres d’eux. Chris vit qu’il avait eu raison. Avec l’inertie, une bombe tirée trop court pouvait encore les recouvrir de liquide enflammé. Ses oreilles sonnèrent mais la plus grande partie de l’explosion se perdit en effets incendiaires plutôt que dans l’onde de choc.
« C’est du napalm », cria Cirocco comme les itinéraires erratiques de Cornemuse et Valiha les amenaient à proximité. « Ne vous laissez pas arroser : ça colle et ça brûle. »
Chris n’en avait pas l’intention, que ça colle ou non. Il s’apprêtait à le lui dire lorsque Valiha poussa un cri et trébucha.
Il fut projeté contre son dos, qu’il heurta du menton en se mordant la langue. Il se rassit, cracha du sang et regarda par dessus l’épaule de sa monture : des tentacules vitreux s’étaient noués autour de son antérieur gauche. Ils semblaient trop diaphanes pour exercer cette force qui déchirait sa chair et l’attirait vers le sable. Et pourtant c’était le cas. Déjà ses genoux étaient enfouis.
Il ne sentait pas sa main lorsqu’il visa et projeta sur l’esprit le pinceau liquide de son arme. L’être relâcha Valiha, recula de cinquante centimètres et se mit à trembler. Chris crut qu’il était en train de mourir.
« L’eau ne lui fait aucun mal ! » s’exclama Valiha. Elle se servait de sa canne contre la créature. Deux tentacules se rompirent et se tortillèrent tout seuls avant de glisser sous le sable. « Il est en train de s’ébrouer ! »
Chris le voyait bien : blessée, la créature n’en revenait pas moins à l’attaque. C’était un nid de serpents de verre. Quelque part près du centre, en un point mal défini se trouvait un large cristal rose qui pouvait lui tenir lieu d’œil. L’ensemble évoquait plus l’une de ces chimères invertébrées des océans qu’un quelconque animal terrestre, pourtant l’esprit-de-sable avait la force et la souplesse d’un fouet.
Valiha fit une ruade et Chris ne se retint qu’en nouant les doigts à sa chevelure. Elle ne sembla même pas l’avoir remarqué. Elle s’abattit sur la créature avec les sabots antérieurs, rua encore et recommença puis sauta sur les restes qui se tortillaient, en tapant des postérieurs avec une telle force que des fragments volaient encore dans les airs lorsqu’elle repartit au galop. Chris leva les yeux et vit le ciel envahi de bombourdons. En fait, il n’y en avait pas plus de vingt ou trente mais un seul était déjà trop. Le grondement de leurs tuyères faisait trembler l’univers.
Quand il reprit ses esprits, Valiha était agenouillée devant lui, et lui secouait les épaules. Ses oreilles carillonnaient. Il remarqua que les cheveux de Valiha étaient cramés sur un côté et que son bras ainsi que le côté gauche de son visage saignaient. Sa peau jaune était presque invisible sous la croûte de sable collée par la transpiration.
« Tu ne saignes pas trop », lui dit-elle, ce qui lui fit baisser les yeux et découvrir une tache rouge sous ses vêtements déchirés. Un bout de son pantalon était en train de se consumer et vivement il l’éteignit. « Est-ce que tu peux me comprendre ? Est-ce que tu m’entends ? »
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