Aucun site n’était trop retiré pour avoir son château des lutins. Ces structures s’accrochaient à flanc de câble, ou bien semblaient croître de la roche même au sommet des plus hautes montagnes. Ils parsemaient les hauts plateaux inaccessibles et recouverts de glaciers. Et voyageant à bord d’une sub, Cirocco en avait découvert au fond de la mer. Les lutins édifiaient des monolithes pyramidaux, des empilements de chambres solides comme la salle des coffres d’une banque, faits de pierres taillées assemblées sans mortier. Ou bien ils montaient des échafaudages de bois complexes sans aucune raison valable. Ils construisaient des châteaux diaphanes de silicates fondus qui ressemblaient à des bulles de savon gelées mais étaient assez solides pour avoir résisté des millénaires comme avait pu le constater plusieurs fois Cirocco.
L’un de leurs sites de construction favoris se trouvait au niveau des interstices formés par un câble lorsque ses brins se séparaient avant de rejoindre le sol. Ils édifiaient d’abord des épaulements en glaise, à la manière des guêpes terrestres, puis bâtissaient dessus leurs pueblos de chambres cylindriques empilées.
C’était ces constructions qui s’étaient effondrées lorsque les bombourdons avaient effectué leurs vols-suicides dans la forêt de câbles. Les plus petites, ou bien celles qui n’étaient tombées que de quelques centaines de mètres, étaient restées à peu près intactes. Celles qui provenaient d’endroits plus élevés n’étaient plus à présent que des tas de poussière.
Cirocco ouvrait la marche parmi les débris, consciente que sous chacun de ces amoncellements de décombres pouvaient se trouver les corps de ses quatre amis. Pourtant, à intervalles réguliers, Cornemuse l’appelait pour lui dire qu’il avait repéré une nouvelle trace de sabot. Tous deux continuèrent de s’enfoncer plus avant jusqu’au sommet où ils tombèrent sur un gigantesque amoncellement de pierres. Cirocco sut qu’elle avait atteint le centre exact de la zone située sous le câble. Elle y était déjà venue et là s’était dressé naguère le portique d’entrée habituel édifié par les lutins. À présent ce n’était plus que décombres, avec au centre d’une énorme faille, les cadavres tordus de trois bombourdons. Il n’en restait plus grand-chose sinon le métal qui avait formé la garniture de la chambre de combustion et quelques dents d’acier noircies.
« Sont-ils entrés là ? » demanda Cirocco.
Cornemuse se pencha pour examiner le sol à la lueur de sa lanterne.
« C’est difficile à dire. Il y a une chance qu’ils aient pu pénétrer à l’intérieur avant que l’édifice ne s’effondre. »
Cirocco prit une profonde inspiration. Ôtant la lanterne des mains de Cornemuse, elle se mit à contourner la pile de débris. Puis, avec maladresse, elle escalada les décombres sur quelques mètres mais dut bien vite renoncer, handicapée qu’elle était par son bras brisé et par un début de vertige. Elle redescendit. Elle s’assit et resta quelques minutes, le front appuyé sur la main, puis avec un soupir se releva et entreprit de ramasser les pierres qu’elle jetait derrière elle dans les ténèbres.
« Que faites-vous ? » lui demanda Cornemuse après quelques minutes de ce manège.
« Je creuse. »
Cornemuse la regarda. La taille des pierres s’échelonnait entre des cailloux gros comme le poing et des blocs de plusieurs quintaux qu’ils auraient sans doute pu déplacer à condition d’unir leurs efforts. Mais la majeure partie des décombres, les rocs qui donnaient à cette petite montagne sa silhouette massive, auraient fait des blocs convenables pour une pyramide égyptienne. Finalement, il s’approcha d’elle et lui effleura le bras. Elle se dégagea.
« Rocky, ça ne sert à rien. Vous n’y arriverez pas.
— Il le faut. Je le veux.
— C’est trop…
— Bordel, tu ne comprends donc pas ? Gaby est là-dessous ! »
Et, tremblante, elle tomba à genoux. Cornemuse se laissa glisser près d’elle et elle se réfugia dans ses bras en pleurant contre son épaule.
Lorsqu’elle eut à nouveau repris contrôle d’elle-même, elle se dégagea de son étreinte, se releva et posa les deux mains sur ses épaules. Dans les yeux de la Sorcière brûlait une détermination comme ne lui en avait pas vu Cornemuse depuis bien longtemps.
« Cornemuse, mon vieil ami, chanta-t-elle. Par le lien du sang qui nous lie, je dois te demander de me rendre un grand service. Sur l’amour que nous avons eu l’un et l’autre pour ton arrière-arrière-mère, je ne te l’aurais pas demandé si j’avais eu un autre choix.
— Commande, Sorcière, chanta Cornemuse sur le mode protocolaire.
— Tu dois retourner chez les tiens. Là-bas, tu devras demander à tous les volontaires de traverser le grand désert, de venir à Téthys pour l’amour de leur Sorcière, à l’heure du besoin. Convoque les grands léviathans du ciel. Appelle Cuirassé, Aviso, l’Aristocrate, Tête-en-Fer, Omnibus, Gonflette, Son Honneur et Vétéran lui-même. Dis-leur que la Sorcière va mener la guerre contre les fusées célestes et qu’elle balaiera leur race à jamais de la grande roue du monde. Dis leur qu’en retour de cette promesse jurée, la Sorcière leur demande de transporter tous les volontaires jusqu’à Téthys. Le feras-tu pour moi, Cornemuse ?
— Je le ferai, Sorcière. Et pourtant je crains que bien peu des miens ne viennent. Téthys est loin de chez nous, la route est semée d’embûches et mon peuple craint ces parages. Nous croyons que Gaïa n’a pas voulu que nous venions ici.
— Alors, dis-leur ceci : Dis-leur que pour chaque Titanide qui viendra, un bébé lui sera accordé au temps du prochain Carnaval. Dis-leur que si elles m’aident, je leur offrirai un Carnaval que l’on chantera encore dans mille mégarevs. » Elle passa à l’anglais. « Tu crois que ça les fera venir ? »
Cornemuse haussa les épaules puis répondit dans la même langue : « Autant que les saucisses pourront en transporter. »
Cirocco gratifia la Titanide d’une tape sur l’épaule, se leva et essaya de l’aider à se lever. Ce ne fut pas sans mal. Elle le contempla, puis se haussa pour l’embrasser.
Elle chanta : « J’attendrai ici. Connais-tu le sifflement de grande détresse, pour appeler les léviathans du ciel ?
— Je le connais.
— L’un d’entre eux va venir te chercher sous peu. En attendant, sois extrêmement prudent. Retourne sain et sauf et reviens-moi avec beaucoup d’ouvriers. Dis-leur d’apporter des cordes, des chèvres et des moufles, leurs meilleurs treuils, leurs pics et leurs pioches.
— Je le ferai. » Il baissa les yeux puis reprit : « Rocky. Croyez-vous qu’ils soient vivants ?
— Je crois qu’il y a une chance. S’ils sont coincés là-dessous, Gaby saura quoi faire. Elle sait que rien ne m’arrêtera pour la sortir de là et elle fera rester les autres au sommet de l’escalier. Il est trop dangereux de descendre chez Téthys si je ne suis pas là pour la tenir à l’œil.
— Si vous le dites, Rocky.
— Je le dis. Et maintenant, pars avec ma bénédiction, fils. »
« C’était Gene, dit Gaby dans un souffle rauque. J’avais peine à le croire, mais c’était Gene qui a sauté du bombourdon avant qu’il ne s’écrase.
— Gaby, il faut que tu te calmes, dit Chris.
— Mais oui, je vais dormir dans une minute. Mais je voulais vous le dire d’abord. »
Robin n’avait aucune idée du temps que tous les quatre avaient déjà passé dans l’escalier. Elle estimait que ça devait faire une journée entière. Elle avait dormi une seule fois, pour se réveiller au son des cris de Gaby.
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