« Nous complotions pour renverser Gaïa. »
* * *
Ce qu’avaient fait Gaby et Cirocco tenait plus du recensement des moyens disponibles que d’un complot à proprement parler. Ni l’une ni l’autre n’était certaine qu’il fût physiquement possible de renverser Gaïa ou qu’on pût effectivement se débarrasser de la créature portant ce nom sans en même temps détruire Gaïa le corps, corps dont dépendait la survie d’eux tous.
Comme c’était souvent le cas en Gaïa, la situation trouvait son origine dans des événements fort lointains. Gaby avait senti la démangeaison du changement au moins trente ans plus tôt. Assise à ses côtés dans l’ombre papillotante, Robin l’écouta raconter des choses qu’elle n’avait confiées à nulle autre qu’à Cirocco.
« Rocky ne voulut même pas en entendre parler pendant un bon bout de temps. Je ne lui en fais pas reproche. Elle avait plus d’une raison de se satisfaire du statu quo . Moi aussi, d’ailleurs. Je ne trouvais pas si terrible que ça l’existence en Gaïa : de temps à autre, je trouvais bien quelque chose de désagréable mais, que diantre, c’était bien pire sur la Terre. L’univers est injuste et il est moche, qu’il soit ou non régenté par un Dieu vivant. Je crois honnêtement que si le Dieu des chrétiens existait, je le haïrais plus encore que Gaïa. Et elle ne fait même pas partie de son équipe.
« Malgré tout, le simple fait de pouvoir parler à cette divinité-là, parce qu’elle était là en personne, de lui avoir parlé et de la savoir responsable, de savoir que chaque injustice et chaque mort gratuite était le résultat d’une décision consciente… voilà qui rendait la chose encore plus dure à admettre. Pour moi, le cancer est une chose acceptable si j’ai l’impression qu’il s’est développé comme ça et non que quelqu’un l’a inventé pour l’infliger ensuite aux gens. Sur Terre, c’est ainsi que ça se passait : quand se produisait un séisme, on souffrait, on pansait ses blessures et on ramassait les morceaux en attendant ce que l’univers allait bien pouvoir vous balancer la fois suivante.
« On n’invectivait pas Dieu pour autant – du moins parmi la majorité des gens que je fréquentais.
« Mais si jamais le gouvernement faisait voter une loi qui ne plaisait pas, on faisait un foin du diable. Soit en essayant de foutre ces salauds à la porte lors de l’élection suivante, soit en s’organisant pour leur ôter le pouvoir par d’autres moyens. Parce que ces injustices venaient des hommes et non d’un cosmos indifférent, on avait l’impression de pouvoir y faire quelque chose.
« Il me fallut longtemps pour comprendre que c’était ici la même chose mais j’ai fini par y arriver : l’obstacle venait de ce qu’on assimile Gaïa à un dieu – et, que vous me croyiez ou non, c’est bien ce que j’ai fait pendant un bout de temps ; les points communs sont si nombreux. Mais elle, elle n’opère pas par magie. Tous ses actes sont, en théorie, à la portée de créatures de notre espèce. Si bien qu’à la longue, je finis par considérer Gaïa non comme une divinité mais plutôt comme une notabilité. Et, bon sang, je crois bien que je ne peux me retenir de combattre les notables. »
Elle dut s’interrompre, prise d’une quinte de toux. Robin porta l’outre à ses lèvres ; elle y but puis, penchant la tête, des larmes plein les yeux, elle constata :
« Vous voyez où ça m’a menée. »
Valiha lui épongea doucement le front.
« Vous devriez vous reposer maintenant, Gaby. Il faut économiser vos forces.
— Je vais me reposer. Je veux juste savoir d’abord. »
Sa respiration se fit pesante puis Robin vit ses yeux s’agrandir. Elle essaya de se relever mais Valiha la retint couchée en évitant soigneusement de toucher la peau brûlée. Robin vit la compréhension gagner peu à peu l’autre femme tandis que son regard errait de l’une à l’autre. Lorsqu’elle reparla, ce fut d’une voix d’enfant :
« Je vais mourir maintenant, n’est-ce pas ?
— Non, tu devrais juste…
— Oui », coupa Valiha avec cette franchise des Titanides face à la mort. « Il ne reste désormais que bien peu d’espoir. »
Gaby inspira avec un sanglot étranglé.
« Je ne veux pas mourir », gémit-elle. À nouveau, elle essayait de s’asseoir. Elle se débattit avec une énergie décuplée par l’hystérie. « Je ne suis pas encore prête. S’il vous plaît, ne me laissez pas mourir ! Je veux pas mourir ! Je… je veux pas… ne me laissez pas mourir ! » Elle cessa soudainement de résister et s’effondra. Elle pleura des larmes amères un long moment ; si long que lorsqu’elle voulut parler à nouveau, son débit était haché et presque incompréhensible. Robin se pencha pour coller l’oreille tout contre sa bouche.
« Je veux pas… mourir », disait Gaby. Et bien plus tard, alors que Robin avait espéré qu’elle dormait, elle dit : « Je ne savais pas que ça pouvait faire aussi mal. »
Finalement, elle s’endormit.
* * *
Il avait pu s’écouler huit heures lorsqu’elle parla à nouveau. Ou bien seize. Robin l’ignorait. Personne ne s’était attendu à la voir jamais se réveiller.
Durant les quelques heures qui suivirent, elle leur raconta le reste de l’histoire. Ses forces avaient décru de manière alarmante : à peine était-elle encore capable de lever la tête pour avaler les gorgées d’eau qu’il lui fallait de plus en plus souvent absorber si elle voulait simplement être en état de parler. Elle avait inhalé des flammes. Ses poumons s’engorgeaient et sa respiration devenait gargouillante. Elle divaguait au seuil du rêve, parlait à sa mère et à d’autres gens, morts sans doute depuis longtemps ; elle réclamait souvent Cirocco. Mais sans cesse, elle revenait au récit de son hérésie personnelle, de cette mission donquichottesque à l’issue fatale : renverser le pouvoir arbitraire aux mains duquel se trouvaient son existence et celle de tous ceux qui lui étaient chers.
Elle leur parla d’injustices petites et grandes et souvent c’étaient les petites choses, les injustices au niveau individuel qui pesaient plus que les grands maux. Elle leur parla de l’institution des épreuves, des quêtes et de son dégoût croissant à mesure que passaient les années et qu’elle voyait tous ces malheureux poussés à lutter et mourir pour le bon Plaisir d’un dieu blasé par des passions plus modestes. Elle leur détailla la plaisanterie cruelle de la Sorcière et des titanides et parcourut l’inventaire des jouets macabres de Gaïa : une liste aussi longue qu’infâme qui trouvait son couronnement avec les immondes bombourdons.
À un moment, elle avait osé se demander si les choses devaient bien être ainsi. Et cette pensée l’avait inexorablement conduite à chercher une éventuelle solution de remplacement. Au début, elle ne pouvait en parler à personne, pas même à Cirocco. Plus tard, lorsque Cirocco eut soudain trouvé matière à protester contre les machinations de Gaïa, elle avait abordé le sujet avec précaution, s’était vu rabrouer et avait préféré laisser les choses se tasser quelque temps. Mais Cirocco avait fait montre d’un intérêt croissant. Au début, c’était simplement un problème d’école : quelque chose, ou quelqu’un, pouvait-il se substituer à Gaïa ? Et si oui, quoi ?
Elles en discutèrent et éliminèrent les ordinateurs terrestres ; aucun n’avait la capacité ou la complexité requise. Diverses autres solutions furent également jugées insatisfaisantes. Finalement leur sélection des candidats possibles s’était réduite à onze heureux élus : les cerveaux régionaux vivants de Gaïa.
Un bon moment, Cirocco se satisfit d’en rester à cette conclusion. Il semblait possible que l’un des cerveaux, seul ou bien au sein d’une alliance, pût reprendre les fonctions de Gaïa si jamais elle venait à mourir. Chacune des possibilités soulevait certes des myriades de problèmes mais ils demeuraient à tout le moins envisageables. Et Cirocco aimait autant ne pas aller plus loin. Aux yeux de Gaby, ce n’était pas de la couardise, même si à l’époque Cirocco était au pire de ses crises d’alcoolisme. C’était simplement que la deuxième partie du problème semblait insignifiante comparée à la première. Toutes leurs discussions présupposaient la disparition de Gaïa. Seulement la question restait : qui s’y collerait ? Gaby pouvait éliminer ce problème, sachant d’expérience que le monde est rempli de héros stupides, elle la première. Idem pour Cirocco, si on l’y incitait convenablement. À elles deux, elles se débarrasseraient de Gaïa.
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