« C’est dans la meilleure tradition héroïque, fit remarquer Chris, que de se tuer à essayer.
— T’as pas bientôt fini avec tes histoires de héros ? C’est de notre survie qu’on discute. On est bien d’accord qu’on ne s’en sortira pas en restant ici, donc même s’il n’y a qu’une seule chance sur un million, c’est au pied de l’escalier qu’il faudra la trouver. »
Mais il n’était pas facile de décider Valiha à bouger.
La Titanide était un paquet de nerfs. Les arguments logiques avaient peu d’effet sur elle. Elle pouvait admettre qu’ils devaient chercher un moyen de sortir et que la seule voie possible était vers le bas mais, arrivé à ce point, son esprit se bloquait et quelque chose d’autre prenait la place.
Une Titanide n’avait pas à venir par ici. Aller plus loin était quasi inimaginable.
Chris commençait à désespérer. D’abord, il y avait Gaby. Demeurer près du corps n’avait rien de bien agréable. Avant longtemps… mais mieux valait ne pas y songer : se voir dans l’incapacité de l’ensevelir était déjà bien assez terrible.
Ils ne surent jamais le temps qu’il leur avait fallu pour descendre de Cornemuse et ils n’avaient aucun autre moyen de mesurer l’écoulement du temps. C’était devenu un cauchemar sans fin interrompu seulement par de maigres repas, lorsque la faim devenait intolérable, et par le sommeil sans rêves de l’épuisement. Ils parcouraient peut-être vingt ou trente marches avant que Valiha ne s’assoie et ne se mette à trembler. Il était impossible de la bouger aussi longtemps qu’elle n’avait pas fait appel à tout son courage. Elle était trop grosse pour qu’on la soulève et aucune parole ne pouvait rien y faire.
Le caractère de Robin – déjà peu stable dans ses meilleurs moments – devint franchement volcanique. Au début, Chris essaya de lui faire modérer son langage. Ensuite, ce fut lui qui se mit à ajouter des commentaires de son cru. Il n’était pas d’accord lorsqu’elle se mit à rabrouer la Titanide, à se mettre derrière elle et à la pousser avec l’énergie du désespoir pour la faire avancer mais il ne dit rien. Ils ne pouvaient quand même pas la laisser là. Robin opina :
« J’adorerais l’étrangler mais je serais incapable de l’abandonner.
Ce ne serait pas forcément un abandon, dit Chris : on pourrait aller de l’avant et tenter de trouver du secours. »
Robin ricana : « Ne te berce pas d’illusions. Qu’y a-t-il là-bas au fond ? Sans doute une mare d’acide. Et même si ce n’est pas le cas, même si Téthys ne nous tue pas et que nous parvenons jusqu’à l’un de ces tunnels – s’il y a bien là-dessous des tunnels comme dans l’autre escalier –, il nous faudra des semaines pour en sortir et autant pour revenir. Si nous la laissons, elle est morte. »
Chris dut admettre qu’il y avait du vrai là-dedans et Robin reprit ses tentatives pour forcer Valiha à bouger. Il persistait à considérer que ce pouvait être une erreur et Valiha lui donna raison : cela se produisit soudainement, dès que Robin eut commencé à la claquer.
« Ça fait mal », gémit Valiha.
Robin la frappa derechef.
Valiha enserra dans sa main énorme le cou de Robin et la souleva du sol en la tenant à bout de bras. Robin se débattit quelques instants, puis demeura immobile ; elle gargouillait.
« La prochaine fois que je t’attrape, dit Valiha d’une voix pas particulièrement menaçante, je serre jusqu’à ce que ta tête se détache. »
Elle reposa Robin, lui tint l’épaule pendant qu’elle toussait et ne la relâcha que lorsqu’elle fut certaine qu’elle pouvait tenir debout toute seule. Robin battit en retraite et Chris estima que c’était une chance qu’elle eût laissé son arme en sûreté dans les fontes de Valiha. Mais la Titanide ne semblait lui en tenir aucune rancune et l’incident ne devait plus jamais être mentionné tandis que, de son côté, Robin se garda dorénavant ne serait-ce que d’élever la voix en présence de la Titanide.
* * *
Il estima qu’ils avaient accompli plus de la moitié du chemin. C’était la cinquième fois qu’ils dormaient. Mais cette fois-ci, lorsqu’il s’éveilla, Valiha avait disparu.
Ils se mirent à remonter.
Mille deux cent vingt-neuf marches plus tard, ils la trouvèrent. Elle était assise, les jambes repliées sous le corps, le regard vitreux, oscillant doucement d’arrière en avant. Elle avait l’air aussi intelligent qu’une vache.
Robin s’assit et Chris vint s’effondrer à côté d’elle. Il savait que s’il se mettait à pleurer maintenant, il ne pourrait plus s’arrêter, alors il ravala ses larmes.
« Et maintenant ? » demanda Robin. Chris se releva avec un soupir. Il mit les mains sur les joues de Valiha et les caressa doucement jusqu’à ce que son regard accommode enfin sur lui.
« Il est temps de repartir, Valiha.
— Non ? Tu crois ?
— J’en ai peur. »
Elle se releva et se laissa conduire.
Ils descendirent vingt marches, puis trente, puis quarante. À la quarante-sixième, elle s’assit de nouveau et se remit à osciller. À force de l’amadouer, Chris parvint encore à la faire se relever et cette fois ils parcoururent soixante marches. Lorsqu’il l’eut fait repartir pour la troisième fois, il était optimiste : il espérait arriver à cent marches mais ils n’allèrent pas plus loin que dix-sept.
* * *
Deux étapes plus tard, ce furent les pleurs de Robin qui réveillèrent. En levant les yeux, il constata que de nouveau Valiha était partie. Il passa un bras autour de la jeune fille et celle-ci ne fit aucune objection. Lorsqu’elle se fut calmée, ils se levèrent et, une fois de plus, se mirent à grimper.
* * *
Il lui semblait que plus personne n’avait ouvert la bouche depuis des années. Il y avait eu des cris et à un moment, ils en étaient même venus aux mains. Mais même dans ces conditions, ils ne pouvaient tenir bien longtemps : ni l’un ni l’autre n’avait l’énergie suffisante. Chris boita quelque temps à la suite de leur pugilat tandis que Robin arborait un bel œil Poché.
Mais il était surprenant de constater ce que pouvait faire un peu d’adrénaline.
« On dirait que le sol est sec, murmura Robin.
— J’ai peine à le croire. »
Ils étaient dissimulés à l’abri de la courbure du mur en spirale et regardaient vers le bas, vers ce qui devait être – et ils avaient du mal à le croire – leur terminus. Tout du long, ils s’étaient attendus à trouver un lac d’acide avec Téthys en sûreté au beau milieu. Et à la place, ils voyaient ce qui se révélait être la marque de hautes eaux – ou plutôt de « hauts acides » – à dix mètres seulement de l’endroit où ils se tenaient, suivie d’une section de sol dénudé. Téthys elle-même demeurait invisible derrière le virage.
« Ce doit être un piège, dit Robin.
— Sûr. Faisons demi-tour, et remontons. »
Robin pinça les lèvres, ses yeux se mirent à flamboyer puis elle se détendit et parvint même à esquisser un sourire.
« Eh, je ne sais pas comment dire ça… nous nous bouffons le nez depuis ce qui me paraît une éternité… mais si jamais ça tournait mal… je veux dire que…
— Qu’on se sera bien marrés ? suggéra Chris.
— Je ne dirais pas les choses comme ça. Bon sang…»
Elle lui tendit la main. « Mais ce fut rudement chouette de t’avoir connu. »
Il lui serra brièvement la main dans les deux siennes.
« Pour moi aussi. Mais n’en dis pas plus. Chaque mot risque de sonner plutôt bizarrement plus tard ; si jamais nous en réchappons. »
Elle rit. « Je m’en fiche. Je ne t’aimais pas quand on est partis mais ne t’en formalise pas : je ne crois pas avoir jamais aimé personne. Je t’aime bien à présent et je voulais que tu le saches. Pour moi, c’est important.
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