Hautbois atteignit le sommet de la dernière dune géante avant le câble. Droit devant, Robin pouvait voir le terrain s’élever sans solution de continuité. Elle estima à un kilomètre la distance qui les séparait de l’obscurité bienvenue régnant sous les brins du câble.
« Bombourdon sur la droite, leur cria Chris. Ne mettez pas encore pied à terre. Il est encore loin. » Robin l’aperçut qui contournait le câble par l’est, à peut-être mille mètres de haut.
« Demi-tour derrière la dune, ordonna Cirocco. Je ne pense pas qu’il nous ait repérés. »
Hautbois virevolta et en moins de quelques secondes ils étaient tous les sept cachés de l’autre côté. Tous, sauf Robin.
« Descends, bougre d’idiote ! Qu’est-ce qui te prend ? » Elle était à genoux, penchée en avant, les mains touchant presque le sable.
Elle ne pouvait pas les mouvoir. Le sable lui semblait se contorsionner sous ses yeux. Elle ne pouvait se forcer à toucher cette chaleur répugnante, elle ne pouvait se résoudre à y coller son ventre en attendant l’arrivée des esprits.
Un grand poids s’abattit sur elle et elle poussa un hurlement. Elle hurla lorsqu’elle sentit le sable presser contre son corps puis se mit à vomir.
« C’est parfait », dit Hautbois en se relevant juste assez pour lui permettre de tourner la tête. « J’aurais voulu avoir cette idée. Toute cette humidité va les tenir à distance. »
Humidité, humidité… Robin ne perçut consciemment que ce seul mot et sans tarder bloqua son esprit sur cette unique pensée. Le sable était humide. L’humide tiendrait les monstres à distance. Sueur, larmes, crachat, vomi… voici que toutes ces choses devenaient recommandables. Elle étreignit le sable : comme il était merveilleusement humide !
« Que se passe-t-il ? Est-elle en train d’avoir une attaque ? cria Cirocco.
— J’en ai peur, dit Hautbois. Je vais m’occuper d’elle.
— Garde-la juste plaquée au sol. Il se peut qu’il ne nous ait toujours pas repérés. »
Robin entendit le bruit d’un bombourdon très haut, très loin. Elle tourna la tête, juste assez pour le voir apparaître derrière le sommet de la dune. Encore en hauteur, il fit un virage sec, révélant des ailes effilées de planeur, puis amorça sa descente dans leur direction.
« Le voilà ! cria Cirocco. Tout le monde à ras de terre. Il n’a pas le bon angle pour nous faire du mal. »
Ils contemplèrent le bombourdon avec un doute croissant jusqu’à ce qu’il devienne clair que la créature n’allait pas faire de passage en rase-mottes. Elle les survola à cinq ou six cents mètres, volant encore plus lentement que ne se le rappelait Robin.
« Cette chose m’a l’air singulière », émit Gaby en osant se lever un poil.
« T’occupe ! » coupa Cirocco en se redressant pour scruter le ciel. « Il s’apprête à repasser. Gaby, continue de l’observer et les autres, commencez à creuser. Je voudrais une large fosse de deux mètres de profondeur mais je me contenterai d’un mètre. Ça risque d’être dur dans le sable. Humidifiez-le avant de creuser. Oh, et si l’un de vous est pris d’un besoin pressant de pisser, qu’il le fasse tout de suite, pas de fausse pudeur ! Dans votre vessie, ça ne sert à rien. » Cirocco s’interrompit en voyant la tête que faisait Robin et en constatant que l’état dans lequel était la culotte de la jeune femme n’avait rien d’intentionnel.
Robin s’était déshonorée. Elle remercia la Grande Mère qu’aucune de ses sœurs n’ait été là pour le voir mais c’était une bien maigre consolation. Ces six-là étaient maintenant devenus ses sœurs pour la durée du voyage et sans doute au-delà.
Mais, si mal que vont les choses, elles peuvent toujours empirer. Robin put vérifier ce principe lorsqu’elle essaya de bouger et s’aperçut que c’était impossible. L’assertion de Hautbois – faite sans doute dans l’intention de préserver son amour-propre – s’était révélée exacte : elle était paralysée.
L’espace d’un instant elle crut vraiment qu’elle allait devenir folle. Elle était avachie par terre, sur le ventre, affalée sur le sable répugnant de Téthys, une surface qui la terrorisait au point qu’elle avait peut-être trahi tout le groupe par son incapacité à la toucher. Mais en guise de folie, ce fut un détachement plein de fatalisme qui l’envahit. Insouciante et sereine, elle percevait les bruits d’une activité frénétique sans y comprendre grand-chose. Quelle importance, si un esprit émergeait en dessous d’elle et commençait à la déchiqueter. Elle avait un goût de vomi dans sa bouche emplie de grains de sable. Elle sentit un filet de sueur glisser le long de son nez. Elle pouvait distinguer quelques mètres de sable et son propre bras étendu en travers. Elle écouta.
Cirocco : « Comme ils ne peuvent pas s’approcher, ils sont bien obligés d’employer une forme d’arme à moyenne portée. Au début, ils balançaient des cailloux mais depuis une dizaine d’années, ils utilisent une espèce d’arc ou d’arbalète. »
Chris : « Ce n’est pas réjouissant. On aura du mal à s’abriter dans ce sable. »
Cirocco : « Il y a du bon et du mauvais : ils étaient salement efficaces avec leurs cailloux. Ces êtres sont bâtis… bon, tu n’en as pas encore vu et ce n’est pas facile de les décrire, mais ils étaient très bons au jet de pierres. Seulement, dans le fond ce sont des trouillards et pour les lancer ils étaient obligés de s’approcher beaucoup. Avec des flèches, ils peuvent se tenir bien plus en retrait. »
Hautbois : « Maintenant, dites-nous vraiment le mauvais, Rocky. »
Cirocco : « C’était cela. Le bon, c’est qu’ils sont nuls en tir à l’arc. Ils sont incapables de viser. Alors ils se contentent de tirer au petit bonheur. »
Gaby : « Et ils se rattrapent en balançant des quantités de flèches. »
Hautbois : « Je savais bien qu’il y aurait un truc. » On entendit dans le lointain le vrombissement saccadé typique d’un bombourdon.
Gaby : « Je persiste à dire que cette créature a quelque chose de bizarre. Je distingue mal mais on dirait une protubérance sur son dos. » Cornemuse : « Je la vois, également. » Cirocco : « Vous avez une meilleure vue que moi. » Pendant quelques instants, on n’entendit plus que des bruits de respiration et parfois le crissement d’une reptation sur le sable. À un moment, Robin sentit quelqu’un lui effleurer la jambe. Puis Cornemuse lança un cri d’avertissement. Quelque chose tomba sur le sable dans l’angle de vision de Robin. Elle était juste en train d’examiner l’ongle de son pouce ; elle accommoda pour observer l’intrus. C’était une fine aiguille de verre, longue de cinquante centimètres.
L’une de ses extrémités était encochée, l’autre s’était fichée dans le sable.
« Quelqu’un de touché ? » C’était la voix de Cirocco. Il y eut quelques réponses négatives. « Ils ont simplement tiré en l’air. Ils doivent être derrière cette dune. Dans un moment ils trouveront le courage de jeter un œil par-dessus et leurs tirs se feront plus précis. Préparez vos frondes. » Peu après, Robin perçut la détente des armes titanides. Chris : « Je crois que tu as mis au but, Valiha. Oups ! Celles-ci ne sont pas passées loin ! »
Cirocco : « Bon Dieu ! Regardez Robin ! On ne peut pas faire quelque chose ? Ce doit être épouvantable. » Robin avait entendu la dernière volée de flèches toucher le sable, sentit quelques grains de sable lui fouetter la jambe. C’était sans aucune importance. Elle entendit de nouveaux frottements et une main saisit la flèche qu’elle avait contemplée, l’arracha et la jeta au loin. Le visage de Gaby apparut, à quelques centimètres du sien.
Читать дальше