Elle trouva curieux de ne pas s’être souvenue du livre alors qu’ils traversaient Nox ou Crépuscule. Il lui semblait encore plus étrange d’y penser à l’heure actuelle, en plein jour au milieu d’un désert aride. Et pourtant, le sable était une mer. Il ondulait en larges vagues. Dans le lointain, quelque perturbation atmosphérique le faisait scintiller comme du verre. Et sous la surface vivaient des monstres plus terribles encore que le poisson de la vieille femme.
« Je viens de penser à quelque chose », dit Cirocco. Elle chevauchait, seule, sur Cornemuse suivie par Robin sur Hautbois puis Chris et Gaby sur Valiha. « Nous aurions dû aller vers le nord pour gagner la route puis retourner à l’ouest jusqu’au câble. Ça aurait réduit le trajet sur le sable sec. »
Robin se remémora la carte dessinée par Cirocco.
« Mais on aurait passé plus de temps sur le plat, fit-elle remarquer.
— C’est vrai. Mais dans un sens, les esprits m’inquiètent plus que les bombourdons. »
Robin ne le dit pas mais elle partageait ce sentiment. Bien qu’elle fût censée scruter le ciel, son regard était sans cesse ramené vers les sabots de Hautbois qui soulevaient des panaches de sable. Elle ne parvenait pas à comprendre comment la Titanide pouvait le supporter. Elle-même avait les orteils qui se crispaient dans ses bottes à l’idée de ces horreurs. À tout moment une gueule immonde pouvait surgir et engloutir les jambes de la Titanide. Sauf que Cirocco lui avait dit que les esprits étaient dépourvus de bouche et se nourrissaient par absorption directe à travers leur carapace cristalline. Ils n’avaient même pas de visage…
« As-tu envie de faire demi-tour ? demanda Gaby.
— Je ne pense pas. Nous sommes presque à mi-chemin.
— Ouais, mais nous savons que derrière nous il n’y a pas d’esprits-de-sable…»
À peine Gaby avait-elle cessé de crier que les sens aiguisés de Robin l’avertirent que quelque chose n’allait pas. Elle avait une idée fort précise de ce que Gaby devait avoir vu et il ne lui fallut que quelques secondes pour repérer, sur le flanc de la dune de cinq mètres qui était derrière leur convoi, les sillons révélateurs dans le sable : profonds en tête puis s’évasant comme la queue d’une comète. Elle en vit une douzaine puis se rendit compte que c’était seulement le premier parmi cinq ou six groupes.
Il était inutile de sonner l’alarme : Robin vit Cirocco debout sur Cornemuse, le dos à la marche. Valiha pressa le pas pour se mettre à la hauteur de Hautbois et de Robin. Gaby passait des vessies à Chris et à Valiha.
« Passe-m’en une », dit Hautbois et Robin s’exécuta, sentant la Titanide presser le pas. Pour la première fois elle pouvait percevoir les tressautements associés généralement à la marche à cheval.
« Gardez vos munitions pour l’instant, dit Gaby. Ils ne peuvent pas se déplacer plus vite et nous les distançons aisément.
— Facile à dire pour toi », remarqua Valiha. Sa peau jaune moucheté était luisante de sueur et d’écume.
« Il est temps de changer, dit Hautbois. Valiha, passe-moi un peu Gaby. Robin, tu vas devant. » Robin fit ce qu’on lui disait en remarquant qu’elle se trouverait ainsi prise en sandwich entre Hautbois et Cornemuse ; et même s’il était douloureux de l’admettre, elle ne s’en plaignait pas. Ces esprits invisibles la terrorisaient plus que tout ce qu’elle avait pu rencontrer à Gaïa.
« Rien qu’une seconde », dit Gaby. Et sans tenir compte de ses propres instructions elle projeta une vessie dans la direction d’un groupe d’esprits. Ils la sentirent à cinquante mètres de distance. Certains firent un large crochet pour éviter la zone empoisonnée tandis que d’autres disparaissaient entièrement.
« Je les ai eus », dit Gaby avec satisfaction en atterrissant sur le dos de Hautbois. Elle se mit derrière Robin. « Ceux qui ont disparu se sont enfoncés plus profondément dans le sable mais ça va les ralentir considérablement. Ils ne peuvent foncer qu’à proximité de la surface, là où le sable est moins compact. » Robin regarda derrière et vit que ceux qui avaient fait un détour reprenaient tout juste la poursuite, derrière l’avant-garde.
« Et vous, les amis ? demanda Cirocco à l’adresse des Titanides. Êtes-vous capables de maintenir ce train jusqu’au câble ?
— Cela ne devrait pas poser de problème, lui assura Cornemuse.
— Alors, nous sommes sauvés, dit Gaby. Rocky, tu ferais bien de balancer devant nous une petite bombe de temps à autre. Ça devrait nous éviter les risques d’embuscade.
— Ça marche ! Robin, Chris, cessez de regarder par terre ! »
Robin se força à regarder vers le ciel, toujours aussi douloureusement dégagé et fort heureusement vide de bombourdons. C’était l’une des choses les plus difficiles qu’elle ait jamais faites. Cela n’aurait pas été pis si ses propres pieds avaient dû fouler cette horrible mer de sable ; à l’instar du passager arrière pressant un frein imaginaire, elle se surprit à lever les pieds dans un effort pour faire avancer Hautbois avec plus de prudence.
Le groupe avait atteint la crête d’une dune et s’apprêtait à la redescendre lorsque Cirocco lança un cri d’avertissement.
« À droite, toute, les gars ! Cramponnez-vous ! »
Robin étreignit le tronc de Hautbois tandis que la Titanide plantait ses sabots dans le sable et pivotait en basculant presque de quarante-cinq degrés. La progression devenait nettement plus heurtée à mesure que croissait la fatigue de Hautbois. Robin eut une brève vision du mouvement au pied de la dune, aperçut plusieurs traces révélatrices au moment où les esprits fuyaient la vessie qui venait d’exploser brusquement parmi eux. Une rigole d’eau dévala de derrière elle, tourna sur la gauche, chuinta en touchant son but. Il y eut un geyser de sable. Un instant, un tentacule souple et insubstantiel fouetta l’air. Lorsque l’eau la touchait la chose émettait un sifflement et se brisait en écailles de verre qui tourbillonnaient lentement dans la faible gravité. Robin se libéra une main et de l’autre empoigna la crosse de son pistolet à eau, en regardant par dessus les larges épaules de Hautbois. Elle pressa la détente et arrosa ce qui se révéla être un carré de désert sans aucun danger.
« Économise-la », avertit Gaby. Robin opina vivement, honteuse de voir l’arme trembler dans sa main. Elle espérait que Gaby ne le remarquait pas. Cette dernière parlait d’une voix calme et posée et donnait à Robin l’impression d’être âgée de dix ans.
Les Titanides avaient décrit un large cercle autour du nid d’esprits-de-sable dégagé par Cirocco ; elles reprenaient maintenant leur progression vers le câble de Téthys. Robin se rappela qu’il fallait regarder le ciel, ne vit rien, revint vers le sable, à nouveau se força à lever les yeux. Elle renouvela ce manège une heure durant, et pourtant la base du câble ne se rapprochait toujours pas. Finalement, elle demanda à Gaby depuis combien de temps ils couraient.
« Dix minutes environ », répondit-elle avant de regarder à nouveau derrière elle. Lorsqu’elle se retourna, elle fronçait les sourcils. Sur la crête d’une dune à cinq ou six cents mètres derrière eux, Robin crut apercevoir les traces d’un esprit. Il longeait les marques laissées par les sabots d’une Titanide. « Ils sont à nouveau derrière, Rocky. » La Sorcière regarda, fronça les sourcils puis eut un haussement d’épaules.
« Et après ? Ils ne peuvent pas nous rattraper si nous continuons d’avancer.
— Je sais. Et ils doivent le savoir aussi. Alors pourquoi persistent-ils ? »
Cirocco eut un nouveau froncement de sourcils et Robin n’aimait pas ça. Finalement, Gaby annonça qu’elle ne pouvait plus apercevoir leurs poursuivants. Malgré l’épuisement des Titanides, on convint de ne pas ralentir le pas tant qu’ils n’auraient pas gagné le câble.
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