Après avoir descendu le fleuve un certain temps, Robin se retrouva au sommet du canyon, dominant du regard les passages qu’elle avait franchis. Comme en Rhéa, c’était grâce aux pompes fluviales. Ils avaient dû effectuer deux passages difficiles durant lesquels Robin avait pu améliorer ses qualités d’alpiniste. Les bombourdons avaient rendu la route trop dangereuse car celle-ci traversait le plateau septentrional, trop exposé aux attaques. Ils rendaient grâce aux falaises escarpées pour leur protection même s’ils maudissaient les difficultés de leur escalade.
En tout et pour tout, il leur fallut trois hectorevs pour sortir du canyon. Jamais ils n’avaient progressé aussi lentement. Les fruits frais qui jusqu’à présent composaient une part délicieuse de leur ordinaire étaient désormais introuvables. Ils vivaient des provisions séchées de leurs paquetages. Il restait encore du gibier. La fois qu’ils découvrirent sur un plateau une abondance de petits décapodes écailleux, les Titanides en abattirent plus d’une centaine et passèrent trois jours à les fumer et à les conserver à l’aide d’une préparation à base de feuilles et de racines.
Robin ne s’était jamais sentie aussi forte : elle avait découvert avec surprise que cette vie rude lui convenait. Elle s’éveillait rapidement, mangeait en quantité et dormait parfaitement à la fin de la journée. S’il n’y avait pas eu la mort de Psaltérion, elle aurait vraiment pu se dire heureuse. Ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps.
* * *
Cela faisait une impression des plus bizarres de voir l’Ophion s’interrompre à la lisière du jour et pourtant c’était bien le cas. À son extrémité orientale, il se déversait dans un petit lac brun, le Triana, et n’en ressortait pas de l’autre côté. Jusqu’à présent le fleuve avait été le facteur constant de tout leur voyage ; ils ne l’avaient quitté que pour contourner les pompes. Même Nox et Crépuscule n’étaient en fait que des extensions du fleuve. Pour Robin, cela lui faisait l’effet d’un mauvais présage.
Ce présage n’était rien devant le spectacle qui s’offrit à leurs yeux tandis que leur petite flotte s’approchait de la berge trianenne : c’était un ossuaire. Les ossements de millions de créatures jonchaient la plage de sable blanc en formant de grandes vagues immobiles, des amoncellements de dunes et de golgothas branlants. Lorsqu’ils atteignirent la rive, ils se trouvaient dans l’ombre d’une omoplate haute de huit mètres tandis que leurs pieds écrasaient les côtes de créatures plus petites que des souris.
C’était comme le bout de toutes choses. Robin, qui ne se croyait pourtant pas superstitieuse, ne pouvait se défaire d’un sombre pressentiment. Elle avait rarement pris garde à la texture pâle du jour dans Gaïa. Tout le monde parlait de cet « après-midi perpétuel » qui régnait dans l’anneau. Pour Robin cela aurait aussi bien pu être le matin. Mais pas ici. Les berges du Triana étaient figées dans un instant au bord de la fin du Temps. Ces amas d’ossements fermaient l’horizon de la mort, nécropole enchâssée dans les vastes étendues désertiques et brunes de Téthys.
Elle se souvint d’une expression de Gaby qui comparait l’Ophion à des toilettes. Vu de Triana, c’était certainement l’impression qu’il donnait : tous les morts de la grande roue étaient venus trouver le repos aux berges de ce lac. Elle faillit dire quelque chose à Gaby, se reprit juste à temps. Sans doute Psaltérion finirait-il là, lui aussi.
« Mal à l’aise, Robin ? »
Levant les yeux, elle vit que la Sorcière la regardait. Elle se secoua pour se débarrasser de l’impression mélancolique qui l’avait envahie. Sans grand succès. Cirocco lui posa une main sur l’épaule et la conduisit au long de la plage. Quelques semaines plus tôt, Robin aurait repoussé pareil geste mais aujourd’hui elle l’accueillait volontiers. Le sable avait la finesse du sucre en poudre et chauffait agréablement les orteils.
« Ne te laisse pas tromper par les apparences, lui dit Cirocco. Ce n’est pas ce que tu crois.
— Je ne sais pas ce que je crois.
— Ce n’est pas la poubelle de Gaïa. C’est bien un cimetière. Mais pas le bout de l’Ophion. Le fleuve coule sous terre et reparaît de l’autre côté de Téthys. Les os sont apportés ici par les charognards. Ils font environ un demi-mètre de long ; certains vivent dans le sable, d’autres dans le lac. C’est une affaire complexe mais disons que chaque espèce ne peut se passer de l’autre. Elles se rencontrent ici sur la berge pour échanger des présents, s’accoupler et se disperser. Ce schéma est fréquent en Gaïa.
— Plutôt déprimant.
— Les Titanides aiment le coin. Elles n’y viennent pas nombreuses mais celles qui le font prennent des tas de photos pour les montrer à leurs copines. C’est assez joli, une fois qu’on s’y est fait.
— Je ne crois pas que je m’y ferai. » Robin s’essuya le front puis ôta sa chemise et s’approcha de l’eau. Elle l’y trempa, l’essora et la renfila. « Pourquoi fait-il une telle chaleur ? Le soleil n’est pas suffisant pour vous chauffer la peau mais le sable est brûlant.
— Cela vient du sous-sol : toutes les régions sont chauffées et refroidies par des fluides souterrains. Ils sont pompés vers les grandes voiles situées dans l’espace pour être réchauffés sur la face éclairée ou refroidis sur la face obscure. »
Robin regarda le visage bruni de Cirocco, la peau bronzée de ses bras nus et de ses jambes. Elle se rappela qu’en dessous de la couverture rouge qui était apparemment son unique vêtement, son corps était tout aussi brun. Bon sang, on aurait vraiment dit un bronzage et la chose la préoccupait depuis plusieurs semaines maintenant. Elle-même était restée aussi blanche qu’au jour de son arrivée.
« Est-ce que toi et Gaby vous êtes naturellement café-au-lait ? On ne le dirait pas, mais je ne peux pas croire que vous ayez pris ce bronzage ici.
— Je suis un peu plus brune que Gaby mais elle a la peau aussi claire que toi. Et tu as raison, le soleil n’en est pas la cause. Je t’en parlerai peut-être un de ces jours. » Elle s’arrêta pour regarder vers l’est. Une faille dans les hauts tumulus d’ossements permettait d’apercevoir un alignement de collines basses à quelques kilomètres de distance. Elle se tourna et appela les autres que Robin, à son étonnement, découvrit à plus de deux cents mètres en contrebas.
« Une fois que vous aurez démonté les embarcations, rejoignez-nous ici. »
En quelques minutes, tout le monde s’était assemblé autour de Cirocco, accroupie sur le sable pour y dessiner une longue carte.
« Phébé, Téthys, Théa, Triana. » Elle pointa un petit cercle puis dessina une série de pics immédiatement à l’est de celui-ci. « La chaîne des Euphoniques. Et ici, plus haut, celle des Vents du Nord. Isolée de ce côté, La Oreja de Oro. » Elle leva les yeux vers Chris. « Cela veut dire “L’Oreille d’Or” et si ça t’intéresse il est possible d’y accomplir une épreuve. Sinon, nous ne nous en approcherons pas.
— Ça ne m’intéresse pas, répondit Chris avec un sourire amusé.
— Parfait. Plus à l’est…
— On n’a pas droit à entendre l’histoire ? demanda Robin sans y réfléchir.
— Pas besoin, répondit Cirocco. L’Oreille d’Or ne présente aucun danger pour nous tant que nous ne sommes pas sur place. Ce n’est pas une menace ambulante comme Kong. »
Tandis que Robin se demandait si elle ne s’était pas fichue d’elle, Cirocco dessinait une longue suite de pics, coupant du nord au sud Téthys sur toute sa largeur.
« “La Ligne Bleu Roi.” Je suppose que celui qui les a baptisées était d’humeur poétique. Elles prennent certes une coloration bleutée quand l’atmosphère s’y prête mais à part ça ce sont des montagnes plutôt moches. Il y a quelques falaises rocheuses mais en montant par les pentes méridionales on peut sans grande difficulté passer d’un sommet à l’autre.
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