Les ensembles mixolydiens sont ceux où participent deux femelles, à l’exception des Duos éoliens où tout l’ensemble est femelle. Tous les modes éoliens sont entièrement femelles. Les modes lydiens ont une femelle et un, deux ou trois mâles, tandis que le Phrygien qui ne comprend que le quatuor possède trois femelles et un mâle, l’avant-père. »
Chris s’écarta lorsque la femme la plus petite s’agenouilla pour examiner la légende sur la plaque. Il aurait bien voulu savoir quel place il jouait dans ce tableau et comptait bien l’apprendre en tendant l’oreille. C’était une tactique qui lui avait bien servi dans le passé, après ses trous de mémoire, et qui était fréquente chez tous les gens affligés de troubles mentaux et dont la préoccupation quasi universelle était de ne pas trahir l’étendue de leur affection.
La femme soupira en se redressant.
« Je crois que quelque chose m’échappe encore », dit-elle avec une trace d’accent que Chris ne parvenait pas à situer. Elle pointa le doigt vers ce dernier comme s’il était une statue. « Lui, comment colle-t-il dans ce schéma ? »
Son aînée se mit à rire. « Il ne colle pas du tout dans un Trio mixolydien. Deux modes seulement incluent des humains – le dorien et l’ionien – mais il n’y a aujourd’hui aucun des deux. On en voit rarement. Non, tout au plus fait-il partie de la décoration : c’est un fétiche de fertilité. Un charme porte-bonheur. Les Titanides sont très superstitieuses pour le Carnaval. »
Elle l’avait regardé tout en parlant ; ses yeux maintenant croisèrent les siens pour la première fois, en quête d’une chose qu’elle sembla ne pas y trouver ; elle sourit enfin et lui tendit la main.
« Quoique je ne pense plus que vous le soyez vraiment, remarqua-t-elle. Je suis Gaby Plauget. J’espère ne pas vous avoir vexé. »
Chris fut surpris par la force de sa poignée de main.
« Mon nom est…
— Chris Majeur. » Elle rit de nouveau. Un rire innocent, qu’il était impossible de prendre mal. « Je ne devrais pas faire ça. Vous avez probablement remarqué que j’en connais un peu sur vous. Nous ne nous sommes pourtant pas rencontrés.
— J’ai comme l’impression que… mais, qu’importe. »
Chris pensait avoir entendu son nom quelque part mais puisqu’elle affirmait qu’ils ne se connaissaient pas, il laissa tomber. S’il passait tout son temps à essayer de retrouver l’ombre de souvenirs enterrés dans son crâne, il ne ferait jamais rien.
Elle hocha la tête. « Je vous en dirai plus un peu plus tard. À tout à l’heure. » Et, toujours souriante, elle lui adressa un petit signe du bout des doigts avant de se retourner vers l’autre femme.
« Considère la rangée de symboles supérieurs comme une Titanide, expliqua-t-elle. L’arrière-train à gauche, la tête vers la droite. La rangée du haut représente une femelle : un vagin à l’arrière, un pénis au milieu, un autre vagin entre les antérieurs. La deuxième rangée est également une femelle et la troisième un mâle. Est-ce clair maintenant ? Rangée du haut : avant-mère et arrière-père ; rangée du milieu : arrière-mère, rangée du bas…
— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? »
Chris se retourna et vit une Valiha qui semblait nerveuse.
« Ben, et moi, qu’est-ce que je t’ai raconté ?
— Que tu avais beaucoup de chance, et que tu veux dire que ce n’est pas vrai ? » Ses yeux s’agrandirent et elle porta la main à sa bouche.
« Il semblerait que j’aie des périodes de chance. Mais il ne faut pas trop s’y fier. Et je ne me rappelle pas comment nous nous sommes rencontrés, ou ce qu’on s’est dit, ou ce qu’on a pu faire ensemble. C’est le vide depuis… eh bien, la dernière chose dont je me souvienne, c’est que je parlais avec Gaïa dans une grande salle au moyeu. Je suis désolé. T’ai-je fait une promesse quelconque ? »
Mais Valiha s’était retournée vers ses deux compagnes. Elles approchèrent leur tête et entamèrent une mélodie plaintive et douce. Il supposa que toutes trois discutaient de la situation. Il poussa un soupir et chercha des yeux Gaby et sa compagne mais elles étaient déjà loin dans l’allée et se dirigeaient vers une vaste tente blanche dressée sur le bord du terrain.
* * *
Valiha lui avait demandé de rester dans les parages au moment de la revue. Elle avait voulu savoir s’il portait malheur quand il n’était pas dingue mais il pensait que non. Il était clair que les trois Titanides étaient bouleversées et ne savaient que faire. Il crut préférable de se fondre dans la foule en ne les affligeant pas du fardeau de la poisse qu’il semblait porter avec lui. C’est dans cette intention qu’il s’était mis à parcourir le champ, sans se presser, étudiant les rassemblements de Titanides.
C’était maintenant plus clair : chaque carré contenait un ensemble dont le but était d’être qualifié pour la reproduction. À cette fin elles présentaient des propositions correspondant aux arcanes de leurs propres règles. Elles se regroupaient par deux, trois ou quatre, en spécifiant à chaque fois leur mode de procréation parmi les vingt-neuf possibles, chacune ayant déjà produit un œuf semi-fertilisé : tel était le premier pas du menuet sexuel des Titanides.
Tout en descendant lentement l’allée entre les groupes, Chris se demandait combien de ces propositions seraient concrétisées et qui prenait les décisions. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que Gaïa était un monde limité. Il supposait que l’industrialisation lui permettrait de faire vivre un bien plus grand nombre de créatures intelligentes que maintenant mais on aurait vite atteint une limite. En conséquence, seule une petite partie des groupes qui l’entouraient seraient choisis pour procréer. Il tenta d’en estimer le pourcentage, se crut pessimiste et plus tard devait apprendre que le chiffre réel était cinq fois plus faible.
Une telle compétition est source de tensions et les tensions conduisent à l’irrationalité. Si les Titanides avaient été humaines, le Carnaval se serait traduit par de nombreuses bagarres mais les Titanides ne se battaient pas entre elles. Les perdantes se retiraient pour pleurer en secret. Elles émergeaient de leur période de chagrin pour préparer la fois suivante avec force beuveries, danses et discussions. Mais en attendant, elles se raccrochaient à n’importe quoi, décoraient le carré qui leur était assigné d’une multitude de talismans, d’amulettes et de porte-bonheur, devenues pour un temps d’une extrême superstition, pareilles à des parieurs sur un champ de courses ou bien à des primitifs conscients de leur état de créatures insignifiantes faisant de leur mieux pour attirer l’attention de Dieu.
Les œuvres qu’elles créaient pour appuyer leurs propositions allaient du baroque au minimalisme. Chris vit un duo qui avait édifié une pagode branlante décorée d’éclats de verre, de fleurs, de boîtes en fer-blanc vides et de somptueux pots de céramique. Un autre carré était tapissé de plumes blanches éclaboussées de sang. Certaines présentaient des tableaux ou de courtes saynètes, d’autres jonglaient avec des couteaux, dressées sur leurs postérieurs. L’une de ces présentations, que Chris trouva irrésistible, était d’une extrême simplicité : une pierre usée et grise sur laquelle était posé un œuf mis en valeur par une brindille et deux fleurs minuscules.
Un carré n’avait qu’une seule occupante. Chris crut tout d’abord que le reste de l’ensemble n’était pas encore arrivé puis lorsqu’il étudia le panneau devant la proposition, sa perplexité ne fit qu’augmenter :
Selon les explications de Gaby, chaque ligne représentait une Titanide. En outre, le signal semblait indiquer que cette femelle avait l’intention d’être l’avant-père, l’avant-mère, l’arrière-père et l’arrière-mère de son enfant. Il la regarda. C’était une adorable créature à la fourrure neigeuse assise dans l’herbe avec simplement un œuf vert clair posé entre ses genoux antérieurs noueux. Il ne put résister.
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