Il n’était pas entièrement surpris par ce genre d’événement. Ce n’était pas la première fois qu’il recouvrait la mémoire en cours de route si bien qu’il se croyait pratiquement préparé à tout.
Il n’était pas préparé à cela.
L’univers était empli de soleil, de poussière, de Titanides, de tentes et de musique. Surtout de musique. Ils en traversaient des vagues, rencontrant ce qui formait sans doute un panorama de tous les genres inventés par l’homme ou – en plus grand nombre encore – par les Titanides. Ce qui aurait dû être une insanité acoustique n’en était pas une. Chaque groupe tenait compte de ce que faisaient les groupes voisins. Magiciens de l’improvisation, ils se répondaient, reprenaient les thèmes et se les renvoyaient pour les élaborer encore, transposés, modulés, syncopés. Chris et la Titanide traversaient les familles musicales – le rag-time voisinait avec le cake-walk qui côtoyait le swing et dix-neuf variétés de jazz progressif avec ici et là de petits îlots murmurant ou claironnant de bizarrerie non humaine.
Une partie en était inaccessible à Chris. Tout au plus pouvait-il se dire que, oui, peut-être la musique serait intéressante ainsi conçue. Pour les Titanides tous les sons étaient musique. Les genres appréciés des humains n’étaient pour elles qu’un coin de la salle, une simple branche de la famille musicale. Parmi tout ce que Chris entendit, il y avait ainsi ces grappes de notes soutenues, groupées par trois ou quatre et chacune légèrement désaccordée par rapport à la tonique. Les Titanides parvenaient à transformer les battements qui en résultaient, issus de la somme et de la différence des fréquences, en une musique en-soi et pour-soi.
Traverser la foule du Carnaval Pourpre équivalait à voyager dans les entrailles d’une table de mixage à cinquante mille canaux bourrée de circuits électroniques vivants. Quelque part, un ingénieur du son titanide manipulait la gigantesque console pour augmenter ici, diminuer là, mettre en valeur une ligne mélodique l’espace de quelques secondes avant de refermer le potentiomètre.
On chantait à l’adresse de sa compagne (ou fallait-il l’appeler sa monture ? son coursier ?). Elle y répondait en général par un geste de la main, un bref couplet. Puis une Titanide l’appela, en anglais.
« Qu’est-ce que t’as trouvé là, Valiha ?
— Un trèfle à quatre feuilles, j’espère, répondit Valiha. Mon billet pour la maternité. »
C’était bien de savoir son nom. Elle semblait déjà le connaître, lui, et si bien, même, que c’en était gênant ; elle devait donc s’attendre à la réciproque. Il se demanda, et ce n’était pas la première fois, dans quoi il s’était fourré.
* * *
Leur destination était un cratère aux parois érodées et d’un diamètre de cinq cents mètres. Il en chercha le nom, qui lui échappait, le retrouva enfin : Grandioso. Ça ne voulait rien dire, mais ça collait : c’était souvent le cas après ses absences. La roche qui se dressait au bord du cratère avait aussi un nom, mais là, impossible de le retrouver.
Depuis les bords du Grandioso, il put en se retournant embrasser le campement des Titanides, ce brouhaha dément comme l’accord de mille orchestres, ce charivari coloré dont le sillage poussiéreux s’envolait loin au vent.
L’intérieur du cirque était un tout autre monde. S’il contenait beaucoup de Titanides, celles-ci n’avaient rien de l’anarchique exubérance de leurs compagnes à l’extérieur. Le Grandioso était tapissé d’une herbe verte et courte sur laquelle on avait dessiné un réseau de lignes blanches. Les Titanides s’étaient disposées en petits groupes, jamais plus de quatre par carré, tels des pions dans un jeu. Dans certains carrés se trouvaient des structures bariolées mais semblait-il éphémères, comme des chars fleuris. D’autres étaient presque nues. Valiha pénétra dans le Labyrinthe, traversa trois carrés puis en sauta sept. Elle rejoignit deux autre Titanides dans un quadrilatère qui déjà contenait quelques objets : guirlandes de houx, assortiment de pierres polies, le tout arrangé selon une disposition incompréhensible pour Chris.
Elle le présenta aux autres et il s’entendit baptisé du nom de Forte Cote en Majeur. Que lui avait-il raconté ? Les deux Titanides étaient une femelle répondant au nom de Cymbale (Trio lydien) Prélude, et un mâle du nom improbable de Hichiriki (Quatuor phrygien) Madrigal. Valiha, apprit-il, était elle aussi membre de l’accord Madrigal, dont le trait dominant était cette peau jaune avec une toison d’un rose de barbe à papa. Son nom parent (hés)al était Solo Éolien. Il crut comprendre que chez les Titanides le nom du milieu indiquait l’ascendance. Le reste n’était guère clair.
« Et tout cela… ? » Chris espérait qu’en laissant sa phrase en suspens il protégerait le secret de son ignorance de choses qu’il était censé connaître. Et du geste il embrassa les lignes blanches, les pierres et les fleurs. « Quel mode as-tu dit que ça allait être ?
— Un Trio mixolydien en double bémol », répondit-elle, assez nerveuse apparemment pour papoter sur n’importe quoi, y compris de sujets déjà débattus auparavant. « C’est indiqué par le signe, là-devant. Tu comprends bien qu’en soi, ça ne veut rien dire – un Trio mixolydien en double bémol est musicalement sans aucune signification : ce n’est qu’une suite de mots anglais pour transposer des termes réels que vous seriez incapables de chanter. Oh, je ne crois pas te l’avoir dit, mais ce mode signifie que Cymbale est l’arrière-mère et Hichiriki l’avant-père. Si nous sommes sélectionnés, Cymbale sera l’arrière-père.
— Et toi l’arrière-mère, dit Chris avec assurance.
— Exact. Ils ont produit l’œuf et Cymbale le fécondera en moi.
— L’œuf.
— Tiens, le voici. » Elle fourragea dans sa poche – pratique d’avoir cette poche naturelle, songea Chris – et lui lança un objet de la taille d’une balle de golf. Il faillit le laisser échapper, ce qui fit rire Valiha.
« Il n’a pas de coquille, précisa-t-elle. Mais n’en as-tu pas déjà vu ? » Une mince ride barrait son front.
Chris n’en avait aucune idée. Celui-ci semblait rigide, presque solide. C’était une sphère parfaite, couleur d’or pâle avec des marques brunes un peu comme des empreintes de doigt. Des zones laiteuses couraient dans ses profondeurs translucides. Quelqu’un avait inscrit dessus une série de caractères titanides.
Il le lui restitua puis regarda le signe dont elle avait parlé un peu plus tôt. Posé sur le sol, c’était une plaque métallique de dix centimètres, gravée de symboles et de lignes :
« Le F veut dire femelle », dit une voix derrière lui. Il se tourna et vit deux femmes humaines en conversation. Toutes deux de petite taille et plutôt jolies. La plus petite avait un grand œil vert peint sur le front et d’autres dessins qui lui cachaient une bonne partie du visage. D’autres encore étaient en partie visibles sur ses bras et ses jambes. Elle paraissait jeune. La seconde, plus brune, était celle qu’il avait entendue. Il ne pouvait estimer son âge bien qu’elle ne parût pas avoir dépassé les trente-cinq ans.
« Le M, évidemment, est pour mâle. L’étoile à droite symbolise l’œuf semi-fertilisé produit par l’avant-mère et la flèche qui part de la ligne du bas indique cette première fertilisation. Il s’agit ici d’un Trio mixolydien en double bémol, ce qui veut dire que l’avant-mère est également l’arrière-père.
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