Chris détourna la tête en grimaçant. Son bras avait pénétré au-delà du coude. Lorsqu’il ressortit, l’œuf n’était plus dans sa main.
* * *
« Barbouillé ? » La Sorcière avait une serviette avec laquelle elle s’essuya le bras, avant de la restituer à l’un de ses assistants. « Les éleveurs font ce genre de chose à longueur de journée.
— Oui, mais là, ce sont… ben, ce sont des gens. Je trouve simplement cela indécent. Peut-être que je ne devrais pas dire ça. »
Cirocco eut un haussement d’épaules. « Tu peux dire ce que tu veux. C’est ce qu’elles connaissent. Elles jugent nos coutumes matrimoniales particulièrement ennuyeuses et il se pourrait bien qu’elles n’aient pas tort. » Puis son regard se fit perçant. « Dis donc, Valiha et toi, vous jouez aux billes ensemble ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. » Et ce disant, il avait la désagréable impression de le savoir quand même.
« Tant pis. En tout cas, elle semble être une amie.
— Elle semble l’être. Je ne me rappelle pas vraiment. » Il regarda par-dessus son épaule et put entrevoir les trois Titanides qui escaladaient la lèvre du cratère au pas de course pour aller consommer leur union.
« Ça doit être dur. Je comprends pourquoi tu es venu ici. Bon, tu devrais quand même assister à la célébration. Si elle avait été moins excitée elle t’aurait portée. » Elle chanta à l’adresse de l’une des Titanides qui tendit la main d’une manière familière.
« Je te présente Harpe de l’Accord de Cantate. Il ne parle pas l’anglais mais il va te conduire à la fête et t’en ramènera dans quelques revs. À jeun, je l’espère. On se retrouvera dans ma tente à ce moment. Nous avons à discuter de certaines choses. »
Une pénombre pleine de fraîcheur régnait dans la tente d’apparat réservée à la Sorcière. Elle avait un toit opaque et lourd tandis que ses flancs étaient de soie blanche, fendue pour laisser pénétrer la brise. Au-dessus, un pan de tissu oscillait lentement, éventant les draperies et les banderoles qui festonnaient la poutre faîtière. Assis sur d’énormes coussins, Gaby, Robin, Psaltérion et Chris attendaient la Sorcière.
Les Titanides aimaient décorer somptueusement ses quartiers à l’occasion du Carnaval. Plusieurs couches de tapis tissés à la main se superposaient au sol, recouvertes par un dernier qui représentait la grande roue à six rayons. Des oreillers s’entassaient contre deux des cloisons. La troisième était réservée au Trône de Neige. Il était fait avec vingt kilos de sacs en vinyliane transparente remplis de Poudre à Planer des hauts plateaux, la meilleure cocaïne de tout l’univers et la principale exportation de Gaïa. Les Titanides édifiaient un trône neuf à chaque Carnaval, empilant les cristaux ensachés comme des porteurs les sacs de sable sur une digue.
Sur deux tables basses s’amoncelaient les plats les plus fins de la cuisine titanide, les uns fumant, d’autres ruisselant dans leurs seaux d’argent emplis de glace pilée. Des Titanides entraient en permanence pour desservir les plats qui avaient tiédi et les remplacer par des merveilles toutes fraîches.
« Vous devriez goûter à ça », suggéra Gaby. Elle vit Chris relever la tête en sursaut et sourit. Hypérion faisait cet effet aux nouveaux venus : la lumière ne changeait jamais et les gens restaient éveillés quarante ou cinquante heures d’affilée sans même s’en rendre compte. Elle se demanda combien de temps le pauvre garçon avait pu dormir depuis le début du Carnaval. Elle se rappela ses premiers jours à Gaïa lorsqu’elle et Cirocco avaient marché jusqu’à s’effondrer littéralement. C’était il y a bien longtemps. Elle se rappelait s’être sentie vieille. Maintenant, elle se demandait si elle avait jamais été si jeune que cela.
Si : autrefois, sur les rives du Mississippi, près de La Nouvelle-Orléans. C’était une vieille maison au grenier poussiéreux dans lequel elle avait coutume de se cacher toutes les nuits pour tenter d’échapper au bruit des cris de sa mère. Il y avait une tabatière qu’elle soulevait pour laisser entrer l’air. Une fois la fenêtre ouverte, les sirènes des remorqueurs noyaient presque le bruit venu du dessous et elle pouvait enfin contempler les étoiles.
Plus tard, avec sa mère morte et son père en prison, sa tante et son oncle l’avaient emmenée chez eux en Californie. C’est dans les Rocheuses qu’elle avait pour la première fois vu la Voie lactée. L’astronomie devint alors son obsession. Elle lisait tous les bouquins qui lui tombaient sous la main, se rendit en stop au mont Wilson et apprit les mathématiques malgré le système scolaire californien.
Elle ne s’attachait guère aux gens ; lorsque sa tante partit elle emmena ses quatre enfants mais pas Gaby. Son oncle n’en voulait pas si bien qu’elle partit avec les femmes de l’assistance sans un regard en arrière. À l’âge de quatorze ans, elle ne vit aucune difficulté à entrer dans le lit d’un garçon parce qu’il possédait un télescope. Lorsqu’il l’eut vendu, elle ne le revit plus jamais. Le sexe l’ennuyait.
Elle devint une jeune femme calme et belle. La beauté n’était qu’un inconvénient, comme le brouillard ou la misère. Il y avait moyen de traiter ces trois maux : Elle se trouva un air particulièrement menaçant propice à tenir les garçons à distance. Il n’y avait pas de brouillard dans les montagnes, si bien qu’elle apprit à faire de l’alpinisme, un télescope sur le dos. Enfin le Cal Tech [9] California Institute of Technology. (N.d.T.)
acceptait les étudiants sans le sou, même de sexe féminin, à condition du moins de faire partie des meilleurs. Tout comme le faisaient l’Observatoire de Paris, le mont Palomar, Zelentchoutskaïa et Copernic.
Gaby n’aimait pas les voyages. Malgré tout, elle alla sur la Lune parce que la visibilité y était bonne. Lorsqu’elle vit les plans du télescope qu’on devait embarquer pour Saturne elle sut qu’elle devait être celle qui l’utiliserait. Mais près de Saturne l’attendaient Gaïa et la catastrophe. Six mois durant, l’équipage du Seigneur-des-Anneaux était passé par des alternances de sommeil et de privation sensorielle totale dans les sombres entrailles d’Océan, divin vassal courroucé de Gaïa. Pour Gaby, cela dura vingt ans. Elle en vécut la moindre seconde : c’était plus qu’amplement suffisant pour examiner sa vie et la trouver vide. Elle finit par comprendre qu’elle n’avait pas un seul ami, qu’elle n’aimait personne et n’avait personne pour l’aimer. Et que cela, c’était important.
Soixante-quinze ans s’étaient écoulés. Depuis, elle n’avait plus vu une seule étoile et ne s’en portait pas plus mal : À quoi bon, quand on a des amis ?
« Qu’est-ce qu’il y avait ? demanda Robin.
— Désolée. Je pataugeais juste dans les marigots de mes souvenirs. C’est fréquent chez nous autres vieux. »
Robin lui jeta un regard exaspéré auquel Gaby répondit par un large sourire. Elle aimait bien Robin. Rarement avait-elle rencontré quelqu’un d’aussi têtu dans son orgueil et d’aussi tranchant dans ses actes : elle était plus étrangère qu’une Titanide, ne savait presque rien de ce qu’on appelait communément la culture « humaine » et, consciente de son ignorance, elle mêlait un chauvinisme aveugle à son ardeur d’apprendre. Parler avec Robin représentait une affaire délicate. Elle faisait une compagne douteuse tant qu’on n’avait pas gagné sa confiance.
Gaby aimait bien Chris également, mais là où elle avait tendance à protéger Robin contre elle-même, elle voulait protéger Chris contre la folie du monde extérieur. Pour lui, cela ne voulait pas dire grand-chose, pourtant il continuait de lutter bravement, sa vision du monde pervertie depuis le début par la domination d’une série d’esprits malins qui parlaient avec sa voix, voyaient avec ses yeux et parfois cinglaient avec ses mains. Il ne pouvait plus se permettre de relations d’ordre émotionnel de peur de voir l’un de ses alter ego le trahir bientôt. Qui pourrait lui faire confiance une fois qu’il aurait révélé les petits et les grands secrets de l’amour ?
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