Chris surprit le regard de Gaby et lui adressa un sourire incertain. Ses cheveux bruns et raides avaient tendance à lui retomber sur l’œil gauche ; il les rejeta d’un mouvement de tête. Il était grand, 1,85 m ou 1,90 m, de carrure moyenne, avec des traits anguleux qui auraient pu passer pour cruels, n’eût été la douleur qui se lisait autour de ses yeux. Cette première impression de rudesse provenait de son nez légèrement épaté et de ses arcades sourcilières épaisses.
Son corps aussi aurait pu paraître puissant, pourtant il avait un air tellement lugubre, assis dans son short trop petit qui révélait sa peau trop pâle qu’il était impossible de voir en lui une menace. Ses membres étaient robustes et ses épaules larges mais la taille était trop enrobée. Il n’était pas particulièrement velu, ce qui était du goût de Gaby.
L’un dans l’autre, Gaby pouvait voir pourquoi Valiha le trouvait attirant. Elle se demanda si Chris s’en rendait déjà compte.
* * *
Cirocco entra en coup de vent, suivie par sa paire d’inséparables Titanides. Elle regarda alentour, en s’humectant le visage avec un linge humide puis se dirigea vers un coin de la tente.
« Où est Valiha ? demanda-t-elle. Et ne devait-il pas y avoir une Titanide pour Robin ? » Elle se glissa hors de son poncho et passa derrière un paravent de toile qui s’arrêtait à hauteur d’épaule. Une pomme de douche au-dessus d’elle se mit à déverser de l’eau. Elle tourna vers le jet son visage et hocha la tête. « Si vous voulez bien m’excuser un instant, les enfants. Il fait une sacrée chaleur, là-dehors.
— Valiha est encore avec son groupe, hasarda Chris. Vous ne m’aviez pas dit de la ramener avec moi.
— Écoute, tu vas trop vite, Rocky, protesta Gaby. Pourquoi ne pas commencer au commencement ?
— Pardon. T’as raison. Robin, je ne t’ai pas encore rencontrée. Chris, si, mais tu ne t’en souviens pas. Le fait est que Gaïa a prévenu Gaby que vous étiez en train de descendre…
— En train de descendre ? grinça Robin. Elle m’a proprement balancé par une trappe et je suis tombée de…
— Je sais, je sais, coupa Cirocco d’une voix apaisante. Crois-moi. Je déteste ça. J’ai protesté de toutes les manières possibles mais sans aucun résultat. N’oublie pas : c’est pour elle que je travaille, pas le contraire. » Elle adressa à Gaby un long regard impassible, avant de recommencer à se savonner.
« Bref, nous savions que vous étiez en route l’un et l’autre et que sans doute vous y arriveriez. C’est bizarre mais la plupart des pèlerins réussissent. L’un des seuls moyens de se tuer lors du Grand Plongeon c’est de paniquer. Certains…
— On peut aussi se noyer, nota Robin, sombrement.
— Que puis-je dire ? demanda Cirocco. Évidemment, c’est dangereux et c’est un acte répugnant. Mais dois-je encore m’excuser pour une chose à laquelle je ne peux rien ? » Elle regarda Robin qui resta muette mais finit par hocher la tête.
« Comme je le disais, certains luttent contre les anges qui tentent de les aider et ces derniers n’y peuvent mais. Aussi, son propos – tel qu’elle me l’a exprimé, comprenez-moi : je ne cherche pas à la défendre – est de vous enseigner à réagir sainement en cas de crise. Si l’on panique, c’est qu’on ne sera jamais un héros. C’est du moins ce qu’elle pense. »
Chris avait semblé de plus en plus perplexe.
« Si tout cela est censé signifier pour moi quelque chose, j’ai bien peur d’en avoir loupé la partie la plus importante.
— Le Grand Plongeon, expliqua Gaby. Il vaut probablement mieux que tu ne t’en souviennes pas. Gaïa fait tomber les pèlerins d’un ascenseur truqué après leur entrevue avec elle. Ils dégringolent tout droit jusqu’à la couronne.
— Tu ne t’en souviens toujours pas ? » demanda Cirocco. L’eau s’arrêta de couler et une Titanide lui tendit une serviette.
« Rien du tout. Depuis le moment où je l’ai quittée jusqu’à récemment, c’est le vide.
— Ça serait compréhensible, même sans souffrir de ton affection. Mais j’ai discuté avec l’un des anges. » Et Cirocco jeta un œil à Robin. « C’était ce vieux Fredo-le-gros. »
Gaby se mit à rire. « Lui ! Il est toujours dans le coup ? » Elle vit le regard noir de Robin et tenta, sans succès, de cacher son sourire.
« Toujours dans le coup, et toujours à courir au cul des humains. Il m’a dit avoir croisé deux chats sauvages. La première a fini par coopérer et il l’a larguée en douceur dans l’Ophion. L’autre était complètement dingue. Il n’est pas parvenu à l’approcher mais il l’a suivi en se disant qu’à proximité du sol le bonhomme reprendrait ses esprits. Imagine sa surprise quand le type est tombé droit sur le dos d’une saucisse.
— Qui était-ce ? demanda Gaby. Je parle de la saucisse.
— Fredo dit qu’il s’agissait de Cuirassé. »
Gaby parut surprise. « Ce devait être juste après qu’il m’eut aidé à déboucher Aglaé avec deux de ses semblables.
— Sans aucun doute. » Cirocco cessa de s’essuyer pour regarder avec insistance Chris, qui s’empressa de détourner les yeux. Elle sortit de la douche et vêtit la robe blanche que lui tendait l’une des Titanides. Elle s’y enroula puis s’assit en tailleur devant les trois humains et la Titanide. Sa servante s’assit derrière elle et entreprit de brosser ses cheveux mouillés.
« Je me pose des questions sur la chance, reprit-elle. Gaïa m’a parlé de ton état, bien sûr, en mentionnant ta chance. Franchement, je ne veux pas croire qu’on puisse être veinard à ce point. Cela va à l’encontre de tout ce que j’ai appris. Certes, la plus grande part est démodée depuis soixante-dix ans.
— On estime la chose parfaitement prouvée, dit Chris. À ce que j’ai entendu, la plupart des gens pensent que les pouvoirs psi resteront toujours limités. Ils ont des équations pour décrire ces phénomènes, mais je ne prétends pas les comprendre. La théorie du libre arbitre des particules, ou celle des N-mondes… j’ai lu un article là-dessus.
— On ne reçoit pas beaucoup de journaux, dans le coin. » Cirocco regarda ses mains en fronçant les sourcils.
« Je n’aime pas beaucoup ça. Je ne l’ai jamais aimé.
— Einstein n’aimait pas la mécanique quantique, fit remarquer Gaby.
— Tu as raison. » Cirocco soupira. « Mais je suis toujours surprise du tour que prennent les choses. De mon temps, ils étaient sûrs d’avoir décrypté le code génétique en l’espace de quelques années. Nous allions éliminer toutes les maladies physiques et tous les désordres génétiques. Et personne ne croyait qu’on puisse résoudre les problèmes psychologiques dans un avenir proche. Et c’est juste le contraire qui s’est produit. Un tas de choses se sont révélées infiniment plus dures à résoudre que prévu tandis que se firent des percées dans des domaines où personne ne s’y attendait. Qui peut savoir ? Enfin, nous parlions de la chance.
— J’ignore à quoi ça tient, laissa tomber Chris. Mais effectivement il semble que j’aie plus de chance à certains moments.
— Je n’aime pas penser à toutes les implications qui en découleraient, s’il apparaissait que la chance t’a bien guidé pour te faire atterrir sur le dos de Cuirassé, reprit Cirocco. Tout dépend jusqu’où tu mènes le raisonnement mais tu pourrais fort bien dire qu’un arbre-Titan s’est détaché et s’est coincé dans la pompe agïaéenne pour que Gaby appelle Cuirassé dans le secteur afin que tu lui atterrisses sur le dos. Et je me refuse à croire que l’univers soit à ce point déterministe ! »
Gaby renifla. « Moi de même, mais je crois pourtant à la chance. Allons, Rocky. Qu’as-tu contre un marionnettiste qui tirerait quelques-unes de tes ficelles ? C’est une sensation que tu dois bien connaître, maintenant ? »
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