Les Titanides étaient des maîtres dans le domaine du chant. Leur langage n’était que chant et pour elles, la musique avait autant d’importance que la nourriture. Elles ne voyaient donc rien de bizarre dans ce système. Gaby qui, elle, chantait mal et n’était jamais parvenue à intéresser une graine à ce qu’elle déclamait, détestait la chose et aurait souhaité pouvoir disposer d’une allumette et de deux mille mètres de cordon bickford étanche. Au-dessus d’elle, les saucisses maintenaient les câbles rigides mais elles ne tiendraient plus très longtemps. Elles avaient peu de réserves : à poids égal, elles étaient parmi les créatures les plus faibles de Gaïa.
Quatre Titanides s’étaient rassemblées autour de l’émetteur et chantaient un contrepoint complexe. À intervalle régulier, elles intercalaient dans l’accompagnement la séquence de cinq notes sur laquelle était accordé le cerveau du détonateur. À un moment, la graine, amadouée, se mit à chanter. On entendit alors une explosion sourde qui fit frissonner Aglaé, puis une bouffée de fumée noire sortit de sa valve d’aspiration. Les câbles se détendirent.
Gaby se mit sur la pointe des pieds ; elle craignait que l’explosion n’eût fait que rompre les câbles. Dès éclats de bois, chacun gros comme un arbre, commencèrent à se déverser par l’ouverture. Puis un concert d’acclamations provint des Titanides derrière elle lorsque apparut enfin le fût de l’arbre-Titan, virevoltant comme une baleine blessée.
* * *
« Assure-toi que vous êtes entre cinq et dix kilomètres de la bouche d’entrée lorsque vous l’échouerez », chanta Gaby à l’adresse de Clavier, la Titanide chargée de l’équipe de récupération. « Ça va prendre du temps pour pomper cette eau mais si vous amenez le tronc à la berge maintenant, il sera complètement à sec dans quelques revs.
— Certainement, chef », chanta Clavier.
Gaby regarda son équipe ranger le matériel emprunté à Titanville tandis que Psaltérion s’occupait de ses bagages personnels. Elle avait déjà travaillé avec la plupart de ces Titanides, sur d’autres chantiers. Elles savaient ce qu’elles faisaient. Il se pouvait qu’elles n’eussent pas besoin d’elle mais Gaby doutait que seules, elles se fussent lancées dans l’opération, à moins d’ordres divins. Et d’abord, elles n’avaient pas les contacts de Gaby avec les saucisses.
Pour sa part, Gaby n’avait reçu aucun ordre. Tout son travail était fait sous contrat et payé à l’avance. Dans un monde où chaque créature avait sa place assignée, elle définissait elle-même son rôle.
Elle se tourna en entendant claquer des sabots. Psaltérion revenait avec ses affaires. Il n’y avait pas grand-chose : Ce dont elle avait besoin ou ce à quoi elle tenait au point de l’emporter partout avec elle aurait tenu dans un petit sac de randonneur. Ce à quoi elle tenait le plus, c’était sa liberté et ses amis. Psaltérion (Trio lydien Diésé) Fanfare était l’un des meilleurs. Gaby et lui voyageaient ensemble depuis dix ans.
« Chef, votre téléphone sonne. »
Les oreilles des autres Titanides se dressèrent et même Psaltérion, pourtant habitué, semblait subjugué. Il lui tendit une radio-montée-en-graine identique à toutes les autres. La différence était que celle-ci communiquait avec Gaïa.
Gaby prit la graine et s’isola du groupe. À l’écart dans un petit bosquet, elle parla d’abord à voix basse. Sans être pressées d’entendre ce que Gaïa avait à leur communiquer – les nouvelles des dieux sont rarement de bonnes nouvelles – les Titanides ne purent s’empêcher de noter que Gaby demeurait immobile alors qu’à l’évidence la conversation était terminée.
« As-tu prévu un voyage à l’Atelier de Musique ? demanda-t-elle à Psaltérion.
— Certainement. Il y a urgence ?
— Pas vraiment. Cela fait près d’un kilorev que personne n’a vu Rocky. Son Altesse voudrait qu’on y jette un œil et qu’on lui rappelle que le moment du carnaval approche. » Psaltérion fronça les sourcils. « A-t-elle dit quel était le problème ? » Gaby soupira. « Ouais. On est censés essayer de la dessaouler. »
Par leur force, les Titanides étaient nettement disproportionnées. De toutes les créatures de Gaïa, elles seules semblaient inadaptées à leur environnement. Les saucisses correspondaient en tout point aux exigences de leur mode de vie et de leur écosystème ; tout en elles était fonctionnel – ainsi leur peur des flammes. Les anges étaient tellement aux limites de l’impossibilité qu’ils n’avaient pu permettre à Gaïa son habituelle fantaisie. Elle avait dû les concevoir avec des tolérances de l’ordre du gramme et tout subordonner à leur envergure de huit mètres et aux muscles nécessaires à leur sustentation.
Les Titanides étaient à l’évidence une espèce des plaines. Alors pourquoi les avoir rendues capables de grimper aux arbres ? La partie inférieure de leur corps était chevaline – malgré les sabots fourchus –, et sous la faible gravité de Gaïa elles auraient pu se contenter de jambes plus fines que celles d’un pur-sang. Au lieu de cela, Gaïa les avait gratifiées de jarrets de percheron et de fanons de clydesdale. Leur croupe, leur garrot, leurs hanches débordaient de muscles.
Il apparut toutefois que, de toutes les créatures de Gaïa, les Titanides étaient les seules à pouvoir supporter la pesanteur terrestre. Elles devinrent donc les ambassadrices de Gaïa auprès de l’humanité. Compte tenu que leur race n’avait pas deux siècles d’âge, il devint évident que cette robustesse n’avait rien d’accidentel : Gaïa avait fait des plans à long terme.
Pour les humains qui habitaient Gaïa, cela avait un avantage inattendu : le pas des Titanides n’était pas saccadé comme celui des chevaux terrestres. Elles pouvaient se mouvoir comme des nuages dans cette faible pesanteur, maintenant leur corps à un niveau constant en effleurant le sol de leurs sabots. En vérité leur démarche était d’une telle souplesse que Gaby n’avait aucun mal à dormir. Elle s’appuyait au dos de Psaltérion, les jambes ballantes.
Tandis qu’elle dormait, Psaltérion escaladait la piste sinueuse qui s’enfonçait dans les monts d’Astérie.
C’était une élégante créature de la variété à peau nue, couleur chocolat au lait. Il avait une épaisse toison orange qui non seulement poussait sur son crâne mais descendait le long du cou et d’une partie du dos, tressée en longues nattes tout comme d’ailleurs les poils de sa queue. Comme c’était le cas avec tous ses semblables, son visage et son torse semblaient absolument féminins : Il était imberbe et ses grands yeux écartés se cachaient derrière de longs sourcils recourbés. Il avait des seins volumineux et coniques. Mais entre ses antérieurs se trouvait un pénis qui ne semblait que trop humain à bien des Terriens. Il en possédait un autre, beaucoup plus grand, entre ses jambes arrière et sous son adorable queue orange se trouvait un vagin, mais pour une Titanide c’étaient les organes frontaux qui faisaient la différence : Psaltérion était un mâle.
* * *
La piste qu’il suivait à travers bois était encombrée de lianes et de nouvelles pousses mais par endroits on pouvait voir qu’à une époque elle avait été assez large pour livrer passage à des chariots. Dans quelques clairières on pouvait encore découvrir des plaques brisées d’asphalte. C’était un tronçon du périphérique de Gaïa, construit plus de soixante ans auparavant. Gaby y avait participé. Pour Psaltérion, la route avait toujours été là : inutile, peu fréquentée, tombant lentement en ruine.
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