« Tu es si douce, si adorablement rembourrée…
— Par la Grande Mère, si c’est pour me violer, faites-le tout de suite et allez au diable : votre ramage vaut bien votre plumage ! On n’a pas que ça à faire ! » Robin frissonnait : la peur de tomber se mêlait à la menace de la nausée pour entamer son sang-froid.
« Qu’y a-t-il dans le sac ? demanda-t-il brusquement.
— Mon démon.
— Bon d’accord, ne me répondez surtout pas ! Mais tenez-le bien. On y va ! »
Ses bras étaient maintenant de vraies tenailles tandis qu’il commençait avec précaution à déployer ses ailes. Le poids la tira en arrière, la chute libre s’était muée en l’impression d’être suspendue la tête en bas. Il lui devint impossible de maintenir les jambes tendues derrière elle. Lorsqu’elle les laissa retomber, le couple instable qu’ils formaient oscilla quelques instants autour du point d’équilibre des ailes de l’ange, en dessous de ses omoplates.
Le sol s’inclina lorsque l’ange vira prudemment. Son but était de se diriger vers l’Ophion, à l’endroit où il passait sous le câble joignant la Porte des Vents au moyeu. Dans cette zone, le fleuve qui s’écoulait approximativement vers le sud-est, était large, profond et lent. Pour y parvenir, il lui fallait d’abord s’orienter un moment plein sud puis repartir vers le nord afin de s’aligner avec le cours d’eau. Il devait ensuite prolonger la chute de Robin en réduisant son angle de descente. Elle risquait sinon de toucher bien avant l’eau.
Ils passèrent au-dessus d’un groupe de cratères. Robin ne demanda pas ce que c’était. Ce ne pouvait pas être des gens qui avaient fait ça : à quatre-vingt-dix mètres seconde, l’énergie cinétique n’était pas suffisante. Mais d’autres objets, plus massifs, largués depuis son point de départ, auraient pu les produire.
L’ange avait maintenant complètement déployé ses ailes. Le sol en dessous d’eux était vallonné et boisé mais on apercevait devant l’étendue rectiligne du fleuve. Il semblait impossible qu’ils parvinssent à l’atteindre et il n’était pas question de freiner et de faire demi-tour. L’ange ne pouvait guère soulever plus que son propre poids.
« Je pense vous avoir ralentie jusqu’à soixante-dix, quatre-vingts kilomètres à l’heure lorsque vous toucherez, lui cria-t-il dans l’oreille. Je vais tenter de freiner par petits coups dès que je serai certain que vous pourrez atteindre le fleuve. Vous arriverez en biais.
— Je ne sais pas nager.
— Moi non plus. À vous de vous débrouiller. »
* * *
L’expérience était étonnante : la traction exercée par les bras de l’ange s’accrut brusquement, elle prit une profonde inspiration, le cœur battant. Puis ils planèrent à nouveau, apparemment encore loin au-dessus des eaux brunes. Une nouvelle traction ; elle tendit les mains par réflexe, mais ils étaient toujours dans les airs. Le troisième choc fut le plus rude. Pendant de longues secondes Robin fut incapable de reprendre son souffle.
Et voici que la berge s’approchait, défilait sur sa droite. Droit devant, le fleuve s’incurvait en direction de l’ouest.
Elle crut avoir touché sur le dos, mais elle était trop étourdie pour en être certaine. Tout ce dont elle se souvenait ensuite, c’est qu’elle se débattait au fond des eaux boueuses pour regagner la lumière.
La natation se révéla une activité épuisante. C’est étonnant ce qu’on parvient à faire lorsqu’on se retrouve le bec dans l’eau…
* * *
L’ange l’attendait debout sur la rive. Pas très à l’aise ; ses pieds n’étaient pas conformés pour cela : en forme de serre, avec des orteils squelettiques, ils étaient destinés à s’agripper aux branches d’arbres. Robin rampa sur un ou deux mètres le long du sol sec avant de rouler sur le flanc.
« Tenez, donnez-moi ça, dit l’ange en lui ôtant le sac des mains. Je mérite bien quelque chose pour mon travail, vous ne pouvez pas dire le contraire. » Il l’ouvrit, poussa une exclamation, s’empressa de le refermer et le laissa échapper. Il recula.
« Je vous l’avais dit », haleta Robin.
L’ange montra sa colère et son impatience : « Bon, alors qu’est-ce que vous avez ?
— J’ai un peu d’argent. Vous pouvez tout prendre.
— Je ne pourrai rien en faire. Le seul endroit où le dépenser, c’est à l’asile, chez les Titanides. »
Robin s’assit puis avec les doigts écarta les cheveux humides de son visage.
« Vous parlez bien l’anglais, remarqua-t-elle.
— Qu’est-ce que vous croyez. Ça sait dire de belles choses quand ça veut.
— Je suis désolée. Si j’ai blessé votre susceptibilité, c’était sans intention de ma part. J’avais tellement d’autres soucis…
— Plus maintenant.
— Je l’apprécie. Vous m’avez sauvé la vie, je vous en suis reconnaissante.
— C’est bon, c’est bon. J’ai appris l’anglais grâce à ma grand-mère, au fait. Elle m’a appris également qu’on n’avait rien pour rien. Qu’avez-vous d’autre, hormis de l’argent ? »
Elle avait un anneau, un cadeau de sa mère. Elle l’offrit à l’ange. Celui-ci tendit la main puis l’examina, l’air morose.
« Je le prends. Quoi d’autre ?
— Je n’ai que ça. En dehors des vêtements que je porte.
— Je vais les prendre également.
— Mais toutes mes affaires…
— … sont à l’hôtel. C’est par là. Le temps est chaud. Bonne marche. »
Robin ôta ses bottes, les vida de leur eau. La chemise vint sans difficulté mais ses pantalons lui collaient à la peau.
Il prit le tout, puis l’examina.
« Si seulement vous saviez à quel point j’aime les grosses femmes.
— Eh bien, vous n’aurez pas celle-ci. Et qu’est-ce à dire, grosse ? Je ne suis pas grosse. » Son regard la troublait. C’était une sensation franchement nouvelle ; Robin n’avait pas plus de pudeur qu’une chatte.
« Vous avez vingt pour cent de graisse, plus peut-être. Vous en êtes tapissée. Ça déborde de partout. » Il soupira. « Et ces marquages. J’en ai jamais vu d’aussi terribles ! » Il fit une pause puis sourit lentement. « Enfin, je vous aurai toujours vue. Bon vent ! » Il lui relança ses vêtements et bondit dans les airs.
La force de ses ailes rejeta Robin en arrière, soulevant un épais nuage de feuilles et de poussière. L’espace d’un instant, son envergure magnifique obscurcit le ciel puis il s’éleva, s’évanouit, silhouette filiforme dans une débauche de plumes.
Robin se rassit et s’abandonna à une effroyable crise de tremblements. Elle vit que son sac se tortillait avec vigueur tandis qu’un anaconda pas content du tout tentait de s’en échapper. Nasu devrait attendre. Elle ne mourrait d’ailleurs pas de faim, même si son attaque devait durer des jours.
Robin parvint à se retourner, craignant de s’aveugler à fixer le soleil et bientôt elle avait perdu tout contrôle de son corps. L’éternelle journée d’Hypérion se dévidait tandis que, sous la lumière ambrée du soleil, elle se débattait, impuissante, attendant que l’ange revienne, pour la violer.
Debout sur l’éperon rocheux, Gaby Plauget attendait que retombe le bruit de l’énorme diastole. En temps normal, un cycle d’aspiration aglaéen provoquait le même bruit que les chutes du Niagara. Aujourd’hui, le son était plus proche du clapotis des bulles d’air s’échappant d’un goulot de bouteille tenue sous l’eau. Obturée par un arbre-Titan, la valve d’aspiration était presque entièrement submergée.
On appelait l’endroit Les Trois-Grâces [7] Filles de Zeus et d’une océanide, leur nom est: Aglaé, Euphrosyne et Thalie. (N.d.T.)
. C’était Gaby elle-même qui l’avait baptisé, bien des années auparavant. À cette époque, les rares Terriens à vivre dans Gaïa avaient encore l’habitude d’attribuer aux choses des noms humains, appliquant en général la coutume originelle de puiser dans la mythologie grecque. Pleinement consciente de l’autre sens du terme, Gaby avait lu que les Grâces assistaient Aphrodite à sa toilette. Elle voyait en l’Ophion, le fleuve circulaire, les toilettes de Gaïa et s’en considérait comme le plombier : tout finissait dans la rivière. Lorsqu’elle était obstruée, c’était à elle de la déboucher.
Читать дальше