« Donnez-moi une ventouse de la taille du dôme de Pittsburgh et un point d’appui, avait-elle un jour confié à un ami, et je vidangerai le monde. » Faute d’un tel outil, elle se voyait contrainte à employer des méthodes moins directes quoique aussi considérables.
Son point de vue était à mi-hauteur de la paroi nord du Canyon de Confusion. À l’origine celui-ci possédait un trait bien caractéristique : le fleuve Ophion ne le descendait pas pour se déverser vers les plaines de l’ouest ; au contraire, il le remontait et cela grâce à Aglaé. Maintenant que la puissante valve d’aspiration était obstruée, le bon sens avait repris ses droits face aux caprices de la Gaïagraphie. Sans exutoire, les eaux avaient transformé l’Ophion en un lac limpide et bleu qui emplissait les gorges et débordait jusqu’aux plaines d’Hypérion. Sur de nombreux kilomètres, en remontant l’horizon incurvé de Gaïa, une nappe d’eau tranquille recouvrait tout, hormis la cime des plus grands arbres.
Aglaé ressemblait à une grosse nappe de raisin noir longue de trois kilomètres, coincée à l’entrée de la gorge avec sa partie inférieure dans le lac et l’autre bout au niveau du plateau, sept cents mètres plus haut. Elle et ses deux sœurs, Euphrosyne et Thalie, étaient des organismes unicellulaires dotés d’un cerveau pas plus grand qu’un poing d’enfant. Depuis trois millions d’années elles chevauchaient l’Ophion, inconscientes, relevant ses eaux au-dessus du plateau ouest de Rhéa. Elles se nourrissaient des épaves qui en permanence débouchaient dans leur vaste panse : elles étaient en effet capables d’ingérer pratiquement n’importe quoi, hormis les arbres-Titans, parties intégrantes de la chair de Gaïa et qui donc n’étaient pas censées se détacher.
Mais on était entré dans une ère de décadence. Tout pouvait arriver et, en général, c’est bien ce qui se produisait. Et voilà pourquoi, réflexion faite, un être de la taille de Gaïa avait besoin d’un factotum de la taille de Gaby.
La phase d’aspiration était maintenant terminée. Aglaé était dilatée au maximum. Il faudrait encore quelques minutes avant que la valve ne commence à se refermer, un peu comme si Aglaé retenait son souffle dans l’attente de son éruption horaire. Le silence retomba sur le crépuscule doré et tous les regards se tournèrent vers Gaby. On attendait.
Elle mit un genou en terre et regarda par-dessus le rebord. Il n’y avait semblait-il plus grand-chose à faire. Le choix de la manœuvre à effectuer s’était révélé difficile. D’un côté, la valve, en se contractant, bloquerait le tronc plus fermement que jamais durant la phase de systole. De l’autre, la quantité d’eau absorbée par Aglaé allait maintenant rejaillir avec force et donc exercer une poussée considérable susceptible de déloger l’obstacle. L’opération n’exigeait aucune délicatesse : Gaby comptait bien donner à l’arbre la plus grande secousse possible. On verrait ensuite.
Son équipe attendait le signal. Elle abaissa d’un geste brusque le drapeau rouge qu’elle brandissait au-dessus de sa tête.
Les cors des Titanides résonnèrent sur chaque flanc de la gorge. Gaby se retourna pour escalader avec agilité les dix mètres de roche situés derrière elle. Elle bondit sur la croupe de Psaltérion, son contremaître titanide. Psaltérion fourra le cor dans sa poche et prit au galop le sentier sinueux qui redescendait vers la station de radio. Gaby chevauchait debout, ses pieds nus contre son garrot, les mains posées sur ses épaules. Elle était protégée parce que les Titanides avaient coutume de courir en projetant leur torse humain vers l’avant, les bras ramenés en arrière comme ceux d’un enfant qui joue à faire l’avion. Elle pouvait se rattraper aux bras si jamais elle glissait, ce qui ne s’était plus produit depuis de nombreuses années.
Ils parvenaient à la station lorsque les effets de la systole commencèrent à se faire sentir. L’eau était dix mètres en dessous d’eux et la valve d’aspiration bloquée cinq cents mètres en amont ; pourtant, lorsque le torrent se mit à bouillonner en gonflant les eaux du lac et que le niveau se mit à monter, les Titanides frémirent nerveusement.
Le bruit s’amplifiait à nouveau, mais cette fois-ci, quelque chose d’autre s’y superposait. Au sommet du plateau aglaéen, aux Brumes-Basses, là où en temps normal la valve de trop-plein aurait dû projeter dans les airs un geyser de plusieurs centaines de mètres, ne jaillissaient pour l’instant que des gaz. À sec, la soupape émettait un son qui évoquait pour Gaby une flatulence de contrebasse.
« Gaïa, marmonna-t-elle. Le dieu qui pète.
— Qu’avez-vous dit ? » chanta Psaltérion.
— Rien. Es-tu en contact avec la bombe, Mondoro ? »
La Titanide chargée de la persuasion éthérique leva la tête et opina.
« Lui dirai-je de la souffler, ô mon guide ? chanta Mondoro.
— Pas encore. Et cesse de m’appeler comme ça. Je t’ai déjà dit que “patron” suffisait. » Gaby regarda vers les eaux, là où les trois câbles émergeaient. Elle les suivit des yeux, guettant l’effilochure qui annoncerait une rupture imminente, puis elle considéra sa flotte improvisée qui planait au-dessus d’elle. Même après toutes ces années, le spectacle l’emplissait encore d’une crainte respectueuse.
C’étaient les trois plus grosses saucisses qu’elle ait pu rassembler en un délai si bref. Elles s’appelaient Cuirassé, Gonflette et Pionnier. Chacune faisait plus de mille mètre, et toutes étaient de vieilles amies de Gaby. C’était par amitié qu’elles étaient venues l’aider. Il était rare que les saucisses de grande taille volent de conserve ; elles préféraient se faire accompagner durant leurs périples en dirigeables par une escadrille de sept ou huit zeppelins comparativement minuscules.
En ce moment pourtant, elles étaient harnachées ensemble, formant une troïka comme on n’en avait rarement vu sur Gaïa. La gaze translucide de leur empennage – dont chaque aileron avait la taille d’un terrain de football – battait l’air avec une grandeur éléphantesque. Et leurs corps ellipsoïdes de nacre bleue se bousculaient, se frottaient et crissaient comme une vulgaire grappe de ballon de carnaval.
Mondoro leva le pouce.
« Vas-y ! » lança Gaby.
Mondoro se pencha sur une gousse de la taille d’un cantaloup, nichée dans un fouillis de treilles et de branches entre ses genoux. Elle lui parla à voix basse et Gaby se tourna vers Aglaé, dans l’expectative.
Au bout d’un moment, Mondoro émit un toussotement d’excuse qui lui valut un froncement de sourcils de Gaby.
« Elle nous en veut de la laisser si longtemps dans l’obscurité », chanta Mondoro.
Gaby sifflota avec exaspération et tapa du pied par terre et regrettant de ne pas avoir un équipement radio conventionnel.
« Chante-lui donc la lumière. C’est toi la conductrice, tu es censée savoir manipuler ces créatures.
— Peut-être qu’un hymne au feu…, hasarda la Titanide.
— Je me fous de ce que tu chantes, s’exclama Gaby en anglais. Pourvu que tu me fasses sauter cette foutue connerie. » Elle se détourna, en rage.
La bombe était accrochée au tronc de l’arbre-Titan. Elle y avait été mise, au prix de risques considérables, par des anges qui s’étaient glissés dans la pompe durant la diastole, pendant qu’il y avait de l’air au-dessus des flots tumultueusement aspirés. Gaby aurait voulu pouvoir leur donner une charge d’explosifs des surplus de l’armée. Alors qu’à la place elle n’avait qu’un machin composé de fruits et de légumes gaïens. L’explosif était en effet fourni par une poignée de racines de nitroglycérine. Le détonateur par une plante génératrice d’étincelles associée avec une autre au cœur de magnésium, et le tout raccordé à un cerveau qu’on obtenait en grattant patiemment l’écorce de circuits intégraines pour exposer la trame microscopique de leurs pastilles de silicium. Celles-ci étaient programmées pour capter les émissions de radio-montée-en-graine, sans doute la plante la plus fantasque de Gaïa : ces émetteurs-récepteurs ne daignaient en effet transmettre que des messages exprimés à la perfection et dont le contenu leur semblait mériter d’être répété.
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