« J’aurais dû m’y attendre. Il te serait moins douloureux de disparaître que de survivre après ce qui est arrivé. C’est effectivement ma faute, je l’admets, mais je n’ai pas envie de te voir disparaître. Tu vaux largement tous ces gens-là, et même plus.
— Je ne vaux rien du tout, à moins de faire ce que je dois faire.
— Cirocco, je m’excuse pour ce que j’ai fait. Attends, attends, écoute-moi jusqu’au bout. Donne-moi cette chance. J’avais cru pouvoir dissimuler mes actes et j’ai eu tort. Tu ne nieras pas qu’elle complotait pour me renverser et que tu l’as aidée…
— Je ne regrette rien, sinon d’avoir trop attendu.
— Sûrement. C’est compréhensible. Je sais la profondeur de ton amertume et de ta haine. Mais tout cela est tellement inutile, puisque tous mes actes étaient plus commandés par l’orgueil que par la peur ; tu ne crois quand même pas que j’allais sérieusement m’inquiéter de ses efforts dérisoires pour…
— Attention à ce que vous dites sur elle. Je ne vous le répéterai pas.
— Je suis désolée. Toujours est-il que ni elle ni toi n’auriez pu me causer le moindre désagrément. Si je l’ai détruite, c’est pour avoir insolemment cru la chose possible et ce faisant, cela m’a coûté ta loyauté. Je trouve ce prix bien lourd à payer. Je veux te faire revenir, je crains de ne pouvoir et pourtant je voudrais que tu restes, ne serait-ce que pour donner à l’endroit une certaine classe.
— Il en a effectivement besoin, mais je ne peux pas, même si j’en avais.
— Tu te sous-estimes. Ce que tu m’as demandé est impossible. Tu n’es pas la première Sorcière que j’aie nommée à ce poste durant mes trois millions d’années. Il n’y a qu’une façon de le quitter et c’est les pieds devant. Personne n’y a jamais survécu et personne n’y survivra. Mais je peux faire une chose pour toi : je peux la faire revenir. »
Cirocco enfouit la tête dans ses mains et demeura silencieuse un long moment. Puis elle bougea, serrant les bras sous son poncho informe et se balançant lentement d’avant en arrière.
« Voilà bien la seule chose que je craignais », dit-elle enfin, à personne en particulier.
« Je puis la recréer exactement telle qu’elle était, poursuivit Gaïa. Tu n’ignores pas que je possède des échantillons tissulaires de vous deux. Lors de votre examen initial, puis au cours des visites pour le traitement d’immortalité, j’enregistre tous vos souvenirs. Les siens sont parfaitement à jour. Je peux régénérer son corps, puis l’emplir avec son essence. Elle sera elle-même, je le jure. Il sera impossible de trouver la moindre différence. Et c’est ce que je ferai avec toi si, malgré tout, il est nécessaire de te tuer. Je peux te la rendre, avec un unique changement et ce sera la suppression de son désir de me détruire. Rien que cela et rien autre. »
Elle attendit et Cirocco ne dit rien.
« Très bien, reprit Gaïa avec un geste impatient de la main. Je ne changerai même pas ça. Elle sera pareille à elle-même à tout point de vue. Je peux difficilement faire mieux. »
Cirocco avait fixé un point situé légèrement au-dessus de la tête de Gaïa. À présent, elle baissait les yeux et s’agitait sur son siège.
« Voilà bien la seule chose que je craignais, répéta-t-elle. J’avais même songé à ne pas venir afin de ne pas avoir à entendre pareille proposition et être tentée. Parce qu’elle est tentante. Ce serait un moyen tellement agréable de se sentir mieux au sujet de tellement de choses et de se trouver une excuse pour continuer à vivre. Et puis, je me suis demandé ce que Gaby en aurait pensé et j’ai compris alors quelle infecte, puante et diabolique machination ce pouvait être. Elle aurait été horrifiée à l’idée que lui survive une petite poupée Gaby créée par vous et issue de votre propre chair corrompue. Elle aurait voulu que je la tue immédiatement. Et plus j’y pensais, plus je savais que chaque fois que je l’aurais vue, chaque fois je me serais un peu plus dévorée les entrailles jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. »
Elle soupira, leva les yeux vers le ciel, puis les abaissa sur Gaïa.
« C’est donc votre dernière offre.
— Effectivement. Mais ne…»
Les explosions se succédèrent en rafales. Cinq trous rapprochés étaient apparus sur le devant du poncho de Cirocco et sa lourde chaise avait reculé de deux mètres avant qu’elle n’ait fini de tirer. De l’arrière du crâne de Gaïa jaillit un flot de sang. Trois balles au moins avaient pénétré au niveau de la poitrine. Elle fut projetée en arrière et son corps boula mollement sur une trentaine de mètres avant de s’immobiliser.
Cirocco se leva, ignorant le pandémonium, et marcha vers elle. Elle sortit le colt 11,43 automatique de sous son vêtement, visa la tête de Gaïa et tira les trois dernières balles. Agissant avec promptitude au milieu d’un silence grandissant, elle sortit un bidon métallique, l’ouvrit et déversa sur le cadavre un liquide incolore. Puis elle fit tomber une allumette et se recula tandis que les flammes jaillissaient et commençaient à ramper sur le tapis.
« Et voilà pour les gestes symboliques », dit-elle avant de se retourner vers la foule. De son arme, elle leur indiqua la cathédrale la plus proche.
« Votre seule chance est de fuir par le rayon. Une fois arrivés au bord, sautez ! Vous serez récupérés par des anges qui vous déposeront en sûreté à Hypérion. » Ayant dit cela, elle les oublia totalement. Qu’ils vivent ou qu’ils meurent, voilà qui était sans conséquence.
Elle haletait tandis qu’elle éjectait le chargeur vide et en tirait un neuf d’une poche secrète. Elle l’inséra, ramena le tiroir, le laissa revenir puis s’éloigna du brasier grandissant.
Lorsqu’elle fut assez loin pour y voir clairement, elle se campa sur ses pieds largement écartés et leva le pistolet au-dessus de sa tête. Visant presque à la verticale, elle tira sur le ruban rouge. Elle espaça ses coups, prenant tout son temps et ne cessa de tirer que lorsque le chargeur fut vide.
Elle en sortit alors un autre et l’inséra dans le magasin.
Ce fut au milieu de son quatrième chargeur que la sensation commença à la troubler. Au début, elle ne parvint pas à mettre le doigt dessus. Elle hocha la tête, visa et tira une nouvelle balle. Elle déglutit, la bouche sèche. Il était parfaitement possible que ce ne fût encore qu’un « geste » ; elle ne pouvait le savoir. Même si elle touchait au but, ses balles étaient bien petites et sans doute inoffensives.
Malgré tout, elle tira encore une fois et s’apprêtait à recommencer lorsque la sensation revint, avec une intensité accrue.
Quelque chose lui disait de détaler. Qu’une telle sensation pût lui paraître déplacée dans le cas présent, l’aurait en temps normal peut-être amusée, mais ce n’était pas le cas pour l’instant. Elle tira deux balles encore et le tiroir s’ouvrit sur la chambre vide. Elle dégagea le chargeur du magasin et il tomba sur le sol à côté d’elle avec fracas. Elle déglutit à nouveau. La sensation revenait, plus forte que jamais. Inexplicablement, les larmes lui vinrent aux yeux et roulèrent sur ses joues. Bon sang, elle attendait la mort et ça prenait plus longtemps que prévu.
Mais elle comprenait à présent ce qu’elle ressentait et ses poils minuscules se hérissèrent sur ses bras et la base de son cou. Pour une raison quelconque, elle était sûre que Gaby lui disait de partir.
C’était encore un truc de Gaïa. Elle fit quelques pas incertains et se sentit tout de suite mieux. Mais elle s’immobilisa et la sensation revint.
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