Elle entama le chant :
« Au commencement était Dieu et Dieu était la roue et la roue était Gaïa. Et Gaïa prit de son corps un morceau de chair et de cette chair elle fit les premières Titanides, puis elle leur fit savoir que Gaïa était Dieu. Les Titanides ne le contestèrent pas. Elles parlèrent à Gaïa et lui dirent : “Que devrons-nous faire ?” Et Gaïa répondit : “Vous n’aurez pas d’autre Dieu que moi. Croissez et multipliez mais gardez à l’esprit que l’espace est limité. Faites aux autres ce que vous aimeriez qu’ils vous fassent. Sachez qu’à votre mort, vous retournerez en poussière. Et ne venez pas m’embêter avec vos problèmes : je ne vous aiderai pas !” Et c’est ainsi que les Titanides reçurent le fardeau du libre arbitre.
« Parmi les premières était un mâle du nom de Sarangi de la Toison Jaune. Il se rendit comme tous les autres auprès du grand arbre et vit qu’il était bon. Le temps viendrait pour lui où il fondrait l’Accord de Madrigal. Il considéra le monde et sut que le goût de la vie était doux mais qu’il mourrait pourtant un jour. Cette pensée lui était triste mais il se souvint des paroles de Gaïa et se demanda s’il parviendrait à survivre. Il aima Dambak, Violone et Waldhorn. À eux quatre, ils chantèrent le Quatuor mixolydien en Dièse et Sarangi devint l’arrière-mère de Piccolo. Dambak en était l’avant-père, Violone l’avant-mère et Waldhorn l’arrière-père. »
Le chant se poursuivit un moment dans ce style. Chris prêtait plus l’oreille à la musique qu’aux paroles car ces listes de noms n’avaient que peu de sens pour lui. La descendance était uniquement tracée par les arrière-mères même si les autres parents étaient toujours mentionnés.
Chris aurait été bien en peine de retracer son arbre généalogique jusqu’à la dixième génération comme était en train de le faire Valiha et pourtant, il savait que ses ancêtres remontaient sur des milliers et des millions de générations jusqu’aux singes – ou à Adam et Ève. Chez Valiha, dix générations suffisaient à recouvrir toute l’histoire : Serpent serait la onzième.
Voilà qui, plus que tout long discours, lui rappelait brusquement ce que signifiait être une Titanide, faire partie d’une race qui se savait avoir été créée. Même s’il ignorait quelle était la part d’exactitude de ce prologue, on pouvait sans doute le prendre au sens littéral. Les Titanides avaient été créées aux alentours de l’année 1935. Une tradition, même orale, pouvait embrasser une telle période, d’autant que les Titanides étaient de méticuleuses mémorialistes.
Mais le chant était plus que la simple liste de ses arrière-mères et des ensembles formés pour engendrer la génération suivante : Valiha chantait le thème de chacune, revenant parfois à la pureté du titanide mais le plus souvent se cantonnant à l’anglais. Elle énonçait leurs actes de bravoure et leurs bienfaits sans pour autant omettre leurs échecs. Chris entendit le récit de leurs souffrances au temps de la guerre contre les Anges. Puis intervenait la Sorcière, et les chansons, de plus en plus souvent, mentionnaient les stratagèmes employés pour attirer l’attention de celle-ci lors des propositions présentées au Carnaval.
«… et Tabla eut les faveurs de la Sorcière. Ayant chanté un Solo éolien, elle donna naissance à Valiha que l’on a jusqu’à présent fort peu chantée mais qui laissera la mélodie de son thème aux générations futures. Valiha aima Hichiriki, natif d’un Quatuor phrygien dans une autre branche de l’Accord de Madrigal, et Cymbale, un Trio lydien de l’Accord de Prélude. Ensemble, ils animèrent la vie de Serpent (Trio mixolydien en double bémol) Madrigal qui, son tour venu, chantera son propre chant. »
Elle s’arrêta, s’éclaircit la gorge et contempla ses mains.
« Je t’avais prévenu que ce serait approximatif. Peut-être Serpent saura-t-il mieux faire en temps venu. En titanide le chant coule comme une rivière, mais en anglais…
— Il peut être fier de toi. Même s’il n’a pas le meilleur départ rêvé, n’est-ce pas ? » Et du geste, il embrassa les ténèbres et les rocs dénudés. « Tu aurais dû avoir Hichiriki et Cymbale et tous tes amis autour de toi.
— Oui. » Elle considéra la chose. « J’aurais dû te demander de chanter.
— Et tu n’aurais pas tardé à le regretter. »
Elle rit. « Hum ! Dans ce cas… Chris ! Il est là. ». Et bien là : une forme luisante apparaissait lentement mais inexorablement. Chris sentit l’irrépressible besoin de faire quelque chose : mettre de l’eau à bouillir, appeler un docteur, réconforter la mère, aider la délivrance… n’importe quoi. Mais si Serpent était venu au monde un rien plus vite, c’est qu’on l’aurait projeté d’une pichenette comme une graine de pastèque. Valiha lui avait déjà posé la tête au creux de son épaule et elle riait tout bas. S’il fallait un médecin, c’était pour Chris, pas pour la mère.
« Tu es sûre que je ne peux rien faire pour toi ?
— Fais-moi confiance. » Elle rit. « Bon. Tu peux le prendre – en faisant attention à ne pas marcher sur le cordon : il en aura encore besoin quelque temps – et l’amener vers moi. Prends-le sous le ventre avec les deux bras. Son tronc va retomber vers l’avant, aussi empêche-le de se cogner la tête mais ne t’inquiète pas. »
Elle lui avait déjà dit tout cela mais il valait mieux qu’elle le répète. En ce moment, il ne se serait pas senti capable de se curer le nez tout seul, et encore moins de manipuler un nouveau-né titanide. Mais il s’approcha, s’agenouilla et le regarda.
« Mais il ne respire pas.
— Ne t’inquiète pas pour ça : il respirera quand il y sera prêt. Amène-le-moi. »
Serpent était un amas informe d’arêtes et de peau humide. Pendant quelques instants Chris ne sut littéralement pas par quel bout le prendre, puis tout s’ordonna et il découvrit alors une mignonne petite fille à la chevelure rose emmêlée, collée contre son visage endormi. Pas si petite que ça… elle avait des seins pleinement développés. Et pas une fille non plus : c’était là justement le tour que jouaient les Titanides à tous les humains en ayant toujours l’air d’être des femelles quel que soit leur sexe. Le prépénis était bien là, entre ses antérieurs, y compris avec sa toison pubienne rose.
Il voulut s’y prendre avec douceur et précaution. Au bout de quelques essais, il y avait renoncé et dut faire appel à toutes ses forces : Serpent pesait presque autant que lui. C’était un fardeau glissant mais il n’avait sur lui pas une tache de sang-On aurait dit un moutard sous-alimenté avec des jambes comme des allumettes et plus longues encore que celles de Chris. Les hanches étaient étroites et la taille courte mais le tronc tout en longueur bascula mollement vers l’avant dès que Chris l’eut soulevé.
Il dénouait soigneusement l’écheveau du cordon ombilical pour l’apporter à sa mère lorsque Serpent, en se débattant, lui assena une bonne ruade dans les tibias. La douleur était supportable mais il commença ensuite à se débattre avec énergie. Valiha lui chanta quelque chose et il se calma instantanément.
Chris le passa à sa mère qui le plaça devant elle en lui maintenant le torse contre le sien. La tête dodelina. Chris nota la parfaite concordance avec ce que lui avait annoncé Valiha : le cordon ombilical ne s’attachait pas sous le ventre de l’enfant mais disparaissait à l’intérieur de son vagin antérieur tandis que l’autre extrémité restait encore reliée au corps de la mère.
Il n’avait pas su à quoi s’attendre : il avait bien vu de jeunes Titanides mais jamais d’aussi jeunes que cela. Serait-il capable de l’aimer ? Pour l’instant, il trouvait que Serpent avait l’air… il n’irait pas jusqu’à dire : hideux. Non. Curieux était le terme qui semblait convenir le mieux. Mais d’un autre côté, les nouveau-nés humains lui paraissaient bien tout aussi curieux, dans le meilleur des cas et en prime, ils étaient tout sanguinolents. Il n’était pas fier de cette nausée qu’il sentait monter en lui – ça ne collait pas avec ce portrait de bon vivant vigoureux qu’avait fait de lui Valiha, sans doute le plus beau compliment qu’il eût entendu depuis bien longtemps – mais il l’éprouvait néanmoins. Serpent ressemblait avant tout à une gamine de quatorze ans sous-alimentée tout juste repêchée au fond d’un lac : le bouche-à-bouche semblait s’imposer.
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