— Les voisins désagréables qui s’incrustent, c’est ça ? »
Valiha réfléchit. « Je ne voudrais pas donner l’impression de dénigrer les hommes. En tant qu’individus, certains d’entre eux sont aussi charmants qu’on puisse le souhaiter…
— Mais pris en bloc, on est carrément chiants.
— Je n’ai pas à émettre de jugement.
— Et pourquoi pas ? Tu es aussi fondée à le faire que n’importe qui ! Et je partage ton opinion. Nous sommes franchement moches dès que nous nous mettons à cogiter ensemble pour inventer des bombes atomiques ou ce genre de choses. Quant aux individus, pour la plupart… diable ! » Il faisait l’expérience d’un accès de chauvinisme qu’il n’aimait guère mais ne pouvait éviter. Ça le fit réfléchir, tenter de trouver quelque défense à lui opposer. En vain. « Tu sais, finit-il par lui dire. Je viens de me rendre compte que je n’ai jamais rencontré de Titanide que je n’aime pas.
— Moi, j’en ai rencontré beaucoup. Et je crois m’y connaître plus que toi. Mais je n’ai jamais trouvé de Titanide avec laquelle je ne pourrais pas m’entendre. Je n’ai jamais entendu parler d’une Titanide qui en tue une autre. Et je n’ai jamais rencontré de Titanide que je haïsse.
— C’est ça la clé, n’est-ce pas ? Vous vous entendez bien mieux que nous autres.
— Je voudrais bien te dire oui.
— Dis-moi. Dis-moi la vérité. Oublie rien qu’une minute que je suis un homme et…
— Je passe mon temps à l’oublier. » Elle essayait de l’éclairer mais Chris ne saisissait toujours pas.
« Dis-moi simplement ce que tu penses de la présence des hommes à Gaïa. Ce que tu en penses personnellement et ce que pensent les Titanides en général. À moins qu’elles ne soient partagées ?
— Bien sûr que les opinions sont partagées mais je suis d’accord avec la majorité qui voudrait nous voir exercer une plus grande autorité. Nous ne sommes pas la seule race intelligente de Gaïa et nous ne parlons qu’en notre nom propre mais dans les territoires où nous vivons, Hypérion, Crios et Métis, nous aimerions avoir notre mot à dire sur les individus qu’on y laisse entrer. Je crois qu’on en refoulerait quatre-vingt-dix pour cent.
— Tant que ça ?
— Peut-être moins. Tu m’as demandé d’être franche et je le serai. Les hommes ont fait entrer en Gaïa l’alcoolisme. Nous avons de tout temps su apprécier le vin mais le breuvage que vous appelez tequila et que nous nommons (elle chanta une brève mélodie), ce qui se traduit par : la-Mort-avec-une-pincée-de-sel-et-un-zeste-de-citron-vert, provoque chez nous un syndrome de dépendance. Les hommes nous ont apporté tes maladies vénériennes : les seules infections d’origine terrienne à nous affecter. Les hommes ont amené le sadisme, le viol et le meurtre.
— Tout cela me fait penser aux Indiens d’Amérique.
— Il existe une ressemblance mais je la crois trompeuse. Bien des fois sur Terre, une technologie puissante en a rencontré une plus faible et l’a écrasée. En Gaïa, les hommes n’apportent que ce qu’ils sont capables de transporter, donc ce facteur ne joue pas. En outre, nous ne sommes pas une société primitive. En revanche, nous sommes impuissantes car les hommes ont de bonnes relations.
— Que veux-tu dire ?
— Gaïa aime les hommes. Au sens où elle s’intéresse à eux et se plaît à les observer. Jusqu’à ce qu’elle s’en lasse, nous serons obligées d’accepter n’importe qui. » Elle remarqua sa tête et, brusquement, parut aussi gênée que lui.
Elle reprit : « Je sais à quoi tu penses.
— À quoi ?
— Que si on avait établi des critères d’entrée, tu ne les aurais jamais remplis. »
Chris dut reconnaître qu’elle avait raison.
« Et tu te trompes. Je voudrais être capable de te l’expliquer mieux : tu es embêté par tes accès de violence. » Elle soupira. « Je vois que je vais devoir être plus explicite. Il est facile de lancer une vertueuse diatribe contre les traits humains que l’on n’apprécie pas. Il y a beaucoup d’hommes que mes congénères élimineraient systématiquement : ceux qui ont des préjugés, les esprits étroits, les perfides, les paumés. Et les mal éduqués, ces enfants innocents auxquels on n’a jamais appris à se comporter convenablement en adultes. Nous croyons que la source de tous vos ennuis provient du fait que vous devez apprendre, qu’à la naissance vous n’êtes qu’avidité et sauvagerie et que bien trop souvent ces deux pulsions sont cultivées au point de devenir un mode de vie.
« Et malgré tout, nous avons avec votre espèce des relations passionnelles d’amour et de haine : Nous admirons et parfois nous envions le feu de vos émotions. Chacun de vous possède en lui un trait de violence que nous acceptons. C’est d’autant plus facile que nous sommes plus grandes que vous : sans arme, l’un des vôtres n’a que peu de chances de nous faire du mal. Et l’une des choses que nous aimerions faire serait d’interdire ce nivellement par les armes. Étant dépourvues de cet aiguillon de l’agressivité, nous ne pouvons nous permettre de vous laisser devenir physiquement nos égaux.
« Et il y a parmi vous des individus qui brûlent d’une telle vie intérieure que leur éclat nous éblouit. Les meilleurs d’entre vous surpassent les meilleures des nôtres. Nous le savons et nous l’acceptons. Et si aucun d’entre vous ne sera jamais aussi sensible que nous le sommes, nous avons appris que la sensibilité n’est pas tout. Nous avons bien des choses à offrir à l’espèce humaine. Certes, elle n’a jusqu’à présent témoigné qu’un intérêt fort mitigé mais nous gardons bon espoir. Mais vous nous apprendriez aussi des choses. Nous avons longuement essayé d’absorber votre feu en apprenant à vous connaître. Et puisque, en Gaïa, Lyssenko avait raison, nous essayons maintenant de vous intégrer en nous. Voilà pourquoi nous apprenons l’anglais. »
Chris ne l’avait jamais entendue parler si longtemps, ni avec autant de conviction, d’un sujet quelconque. Il avait cru tout savoir sur elle et se demandait à présent pourquoi, vu qu’en temps normal il n’était pas idiot au point de se croire capable de tout savoir sur n’importe qui. Il savait – et il lui en avait même fait la remarque – que sa manière de parler s’était graduellement améliorée depuis qu’ils se connaissaient. Maintenant, son vocabulaire le laissait souvent à la traîne. Quand il le fallait, elle était capable de s’exprimer dans la langue natale de Chris dix fois mieux que lui. Ce n’était pas cela qui le gênait : il savait qu’elle s’était d’autant plus révélée que sa confiance en lui s’accroissait et ce n’était que normal. Mais quelque chose d’autre le troublait.
« Je ne voudrais pas paraître brutal, mais il faut que je te pose la question : Est-ce la raison de toute cette histoire avec l’œuf ? Du lyssenkisme ?
— Je ne voudrais pas non plus paraître brutale, mais je ne te mentirai pas. Oui, c’est entré en ligne de compte. Mais je ne l’aurais jamais fait avec toi sans quelque chose de bien plus fort. Je parle de l’amour qui, pour autant que je sache, est l’unique émotion qui soit identique chez les hommes et les Titanides.
— Cirocco n’est pas de cet avis.
— Elle a tort. Je sais bien qu’usuellement l’amour est associé à la jalousie, la convoitise, et la territorialité chez les humains alors qu’il ne l’est jamais chez les Titanides. Mais cela ne rend pas l’émotion différente. C’est simplement que peu d’humains font l’expérience d’un amour qui ne soit pas teinté par ces autres sentiments. Tu peux m’en croire ; cela fait partie de ces choses que nous savons mieux faire que les humains. Les hommes depuis des millénaires écrivent et chantent sur la nature de l’amour et jamais ils ne sont parvenus à en trouver une définition qui satisfasse tout le monde. L’amour n’est pas un mystère pour nous. Nous le comprenons complètement. C’est par la chanson – et son amie proche : la poésie – que les humains ont su le mieux s’en approcher. C’est là l’une des choses que nous pourrions vous enseigner. »
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