Robert Silverberg - L'oreille interne

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David Selig. Né en 1935 à New York. Juif.
Calvitie précoce. Ex-étudiant en lettres, ex-courtier en valeurs mobilières.
Célibataire. Sans ressources bien définies.
Signes particuliers : néant.
Bref, raté sur toute la ligne.
Et télépathe.
Bientôt ex-télépathe.
Car, en ces beaux jours de 1976, le pouvoir de David Selig décline. Ou plutôt disparaît, revient, semble jouer à cache-cache.
Mais David est sans illusion. Il sait que meurt en lui, irrévocablement, ce pouvoir étrange de lire dans l'esprit des autres, ce pouvoir qui a fait de lui un étranger sur la terre.

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Sale petit con de juif qui me prend trois dollars et demi la page je déteste les grosses têtes comme lui le salaud je devrais lui faire rentrer ses dents de juif dans ses gencives de juif elle est bonne celle-là le fumier l’exploiteur il ne demande pas si cher à un juif j’en suis sûr prix spécial pour les nègres je devrais lui casser la gueule le ramasser le balancer dans un tas de merde et si j’écrivais moi-même ce putain de devoir il verrait mais je ne peux pas merde peux pas m’emmerder avec ça Heuropide Hetchile Sophocle qu’est-ce que j’y connais à toutes ces conneries j’ai d’autres trucs en tête le match avec les Rutgers je me porte en attaque passe-moi le ballon vieux con ça y est un panier pour Lumumba attendez les gars il a été gêné dans ses mouvements maintenant il va vers la ligne assuré confiant deux mètres zéro cinq détenteur de tous les records de score de Columbia fait rebondir la balle une fois deux fois, hop ! Lumumba grand champion les amis Heuropide Hetchile Sophocle qu’est-ce que putain j’en ai à foutre moi qu’est-ce qu’un Noir en a à foutre de ces putains d’enculés de vieux Grecs morts en quoi ils se rapportent à l’expérience des Noirs expérience expérience expérience pas pour moi mais pour les juifs merde comment peuvent-ils savoir quatre cents ans d’esclavage on a d’autres choses en tête qu’est-ce qu’ils peuvent savoir spécialement ce petit con qu’il faut que je paie vingt dollars pour faire une chose que je ne sais pas faire et qui a dit qu’il fallait à quoi ça sert tout ça à quoi à quoi à quoi.

Un véritable brasier ardent. La chaleur est insupportable. J’ai déjà été en contact avec des esprits intenses, beaucoup plus intenses même que celui-ci, mais j’étais plus jeune, plus fort, plus résistant. Je ne peux pas faire face à cette explosion volcanique. La force de son mépris pour moi est multipliée par la forme du mépris de soi que le fait d’avoir besoin de mes services lui fait éprouver. C’est un ouragan de haine que mon pauvre pouvoir affaibli ne peut affronter. Une sorte de dispositif automatique de sécurité s’enclenche pour me protéger du court-circuit. Mes récepteurs mentaux se ferment. L’expérience est nouvelle pour moi. Étrange, cette réaction de défense. C’est comme si mes membres tombaient, mes oreilles, mes testicules, tout ce qui fait saillie, ne laissant rien d’autre qu’un tronc lisse. Le flux s’estompe, l’esprit de Yahya Lumumba se retire et me devient inaccessible. Je me surprends en train d’inverser involontairement le processus de pénétration, jusqu’à ce que je ne perçoive plus que ses émanations superficielles, une sorte de halo de grisaille marquant simplement sa présence à côté de moi. Tout est devenu indistinct. Tout est devenu étouffé. Boum. Nous y revoilà. J’ai les oreilles qui bourdonnent. C’est un produit du silence, un silence soudain et lourd comme le tonnerre. Un nouveau stade dans la lente dégradation de mon pouvoir. Jamais je n’avais ainsi perdu prise sur un cerveau. Je lève les yeux, ébloui, mis en pièces. Les lèvres fines de Yahya Lumumba sont étroitement crispées ; il me regarde avec écœurement, sans pouvoir se douter de ce qui vient de se passer. Je lui dis d’une voix faible : « Il me faudrait dix dollars d’avance. Vous pourrez me payer le reste quand je vous remettrai le devoir. » Il me répond froidement qu’il n’a pas d’argent à me donner aujourd’hui. Il touchera sa prochaine allocation d’études au début du mois prochain. Il faudra que je lui fasse confiance, me dit-il. C’est à prendre ou à laisser. Je lui demande s’il n’a pas cinq dollars. « Pour marquer le coup. La confiance ne suffit pas. J’ai mes frais. » Il lance un regard fulgurant. Il se dresse de toute sa hauteur. Il paraît avoir trois mètres. Sans un mot, il sort un billet de cinq dollars de son portefeuille, le froisse avec mépris et le lance sur mes genoux. « Rendez-vous ici le 9 novembre au matin », lui dis-je tandis qu’il s’éloigne. Heuropide. Sophocle. Hetchyle. Je reste là assis, tremblant, vidé, écoutant le silence hurlant. Boum. Boum. Boum.

XII

Dans ses moments dostoïevskiens les plus flamboyants, David Selig se plaisait à penser à son don comme à une malédiction, un châtiment cruel de quelque inimaginable péché. Le signe de Caïn, peut-être. Il était certain que sa faculté spéciale lui avait causé un bon nombre d’ennuis, mais dans ses moments les plus lucides, il savait que parler de malédiction à son propos, c’était véritablement se laisser aller à un risible auto-apitoiement mélodramatique. Le pouvoir apportait l’extase. Sans le pouvoir, il n’était rien, rien qu’un pauvre schmendrick ; avec lui, il était un dieu. Est-ce là une malédiction ? Est-ce vraiment si terrible ? Quelque chose de drôle se passe quand un gamète rencontre un autre gamète, et que le destin se met à crier : Hé, Selig, sois un dieu, mon bébé ! Tu refuserais cela ? Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-huit ans ou à peu près, exprima un grand soulagement à l’idée d’avoir franchi l’âge des passions physiques contraignantes. Je suis enfin libéré de l’emprise d’un maître tyrannique, dit le sage et heureux grand homme. Pouvons-nous supposer, dans ce cas, que Sophocle, si Zeus lui avait donné rétroactivement la possibilité de modifier le cours entier de sa vie, aurait opté pour l’impuissance à vie ? Ne te leurre pas, Duv : quel que soit le mal que t’a fait la télépathie, et elle t’a baisé, ça c’est sûr, jusqu’à l’os, tu n’aurais pas voulu t’en passer dix minutes. Parce que le pouvoir apporte l’extase.

Le pouvoir apporte l’extase. Toute la foutue megillah résumée en quelques mots. Les mortels viennent au monde dans une vallée des larmes, et ils se distraient comme ils peuvent. Certains, à la recherche du plaisir, se tournent vers le sexe, la drogue ou la télévision. D’autres ont recours au cinoche, à l’ivresse, au rami, à la bourse, au tiercé, à la roulette, aux chaînes et au martinet à pointes de fer, aux éditions originales, aux croisières dans les Caraïbes, aux boîtes à tabac chinoises, à la poésie anglo-saxonne, aux vêtements de caoutchouc, aux matches de rugby professionnels et je ne sais quoi encore. Mais pas lui. Pas David Selig le maudit. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de s’installer tranquillement n’importe où, les écoutes bien ouvertes, et de boire les pensées portées par la brise télépathique. Sans se fouler, il menait une centaine de vies par personnes interposées. Il accumulait dans son coffre à trésor les trophées de mille âmes dépouillées. L’extase. Mais bien sûr, tout ça c’était il y a longtemps.

Les meilleures années avaient été entre quatorze et vingt-cinq ans. Plus jeune, il était encore trop naïf, trop peu informé, pour tirer beaucoup de ce qu’il apprenait. Plus vieux, son amertume grandissante, son douloureux sentiment d’isolement l’empêchaient de jouir de son don. Mais entre quatorze et vingt-cinq ans ! Ah, les années dorées !

Tout était beaucoup plus vivace, alors. La vie ressemblait à un songe éveillé. Il n’y avait pas de murs dans l’univers où il évoluait ; il pouvait aller n’importe où et voir ce qu’il voulait. La saveur intense de l’existence. Baignée des riches fluides de la perception. Ce n’est que lorsqu’il dépassa quarante ans que Selig se rendit compte de tout ce qu’il avait perdu, au fil des années, en fait de mise au point précise et de profondeur de champ. Le pouvoir n’avait pas commencé à baisser de manière décelable avant qu’il eût largement dépassé la trentaine, mais il avait dû décliner peu à peu tout au long de sa phase de plénitude, de sorte que Selig ne se rendit pas compte des pertes cumulées. Le changement avait été radical, plutôt qualitatif que quantitatif. Même dans ses bons jours, maintenant, les impulsions qu’il recevait étaient loin d’égaler l’intensité de celles dont il se souvenait au cours de son adolescence. En cette lointaine époque, le pouvoir ne lui apportait pas seulement des morceaux de conversation subcrânienne et des bribes d’âmes éparpillées, comme maintenant, mais aussi un univers flamboyant de couleurs, textures, parfums, densités : le monde perçu à travers une infinité d’entrées sensorielles différentes, le monde capturé et projeté pour son plaisir sur l’écran sphérique irradiant de son esprit.

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