Robert Silverberg - L'oreille interne

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David Selig. Né en 1935 à New York. Juif.
Calvitie précoce. Ex-étudiant en lettres, ex-courtier en valeurs mobilières.
Célibataire. Sans ressources bien définies.
Signes particuliers : néant.
Bref, raté sur toute la ligne.
Et télépathe.
Bientôt ex-télépathe.
Car, en ces beaux jours de 1976, le pouvoir de David Selig décline. Ou plutôt disparaît, revient, semble jouer à cache-cache.
Mais David est sans illusion. Il sait que meurt en lui, irrévocablement, ce pouvoir étrange de lire dans l'esprit des autres, ce pouvoir qui a fait de lui un étranger sur la terre.

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Tout ce qu’il y a dans l’esprit de Toni afflue dans le mien. Recevoir l’âme de quelqu’un d’autre n’est pas une expérience nouvelle pour moi, mais c’est une sorte de transfert que je n’ai jamais connu, car les stimuli, modulés par la drogue, arrivent jusqu’à moi sinistrement déformés. Je suis un spectateur malgré moi dans l’âme de Toni. J’assiste à une sarabande de démons. Comment peut-elle avoir en elle de telles noirceurs ? Je n’ai rien vu de semblable les deux fois précédentes. L’acide a-t-il ouvert les portes d’un niveau de cauchemar qui ne m’était pas jusqu’ici accessible ? Le passé de Toni défile. Images baroques, baignées d’une lumière fastueuse. Amants. Copulations. Abominations. Un torrent de flux menstruel, ou ce fleuve écarlate est-il quelque chose de plus sinistre ? Ici, un caillot de douleur. Et là, qu’est-ce que c’est ? Cruauté envers les autres, cruauté envers soi-même ? Voyez comme elle se donne à cette armée de monstres ! Ils avancent d’un pas mécanique, telle une légion tonnante. Leurs bites rigides resplendissent d’un terrible éclat rouge. Un par un ils plongent en elle et je vois ses reins s’illuminer tandis qu’ils l’empalent. Leurs visages sont des masques. Je n’en reconnais aucun. Pourquoi ne suis-je pas dans la file moi aussi ? Où suis-je ? Où suis-je ? Ah, me voilà : tout seul dans un coin ; insignifiant, hors du contexte. Est-ce que c’est moi, cette chose-là ? Est-ce ainsi qu’elle me voit réellement ? Une chauve-souris hérissée de poils, un vampire recroquevillé ? Ou bien est-ce seulement la vision de Selig par Selig, renvoyée de l’un à l’autre comme un reflet qui rebondit entre les miroirs parallèles de la boutique d’un coiffeur ? Que Dieu me protège, suis-je en train de projeter sur elle mon propre trip raté qui se répercute ensuite sur moi, de sorte que je l’accuse injustement d’abriter en son sein des visions de cauchemar qui ne sont pas de son fait ?

Comment rompre le cercle vicieux ?

Je me lève en chancelant. Je trébuche, les jambes en coton, envahi de nausée. La pièce tourbillonne. Où est la porte ? La poignée se dérobe sous ma main. Je plonge pour l’attraper.

« David ? » La voix se répercute sans fin. « David David David David David David… »

« Un peu d’air », dis-je en balbutiant. « Je sors juste une minute. »

C’est peine perdue. Les images de cauchemar me poursuivent de l’autre côté de la porte. Je m’appuie au mur qui transpire, je m’accroche à un candélabre vacillant. Le Chinois passe comme un fantôme à la dérive. J’entends au loin la sonnerie du téléphone. La porte du réfrigérateur claque et claque et claque à nouveau. Le Chinois repasse devant moi dans la même direction, et la poignée de la porte se dérobe. L’univers se replie sur lui-même. Il me retient prisonnier dans un moment en cul-de-sac. L’entropie diminue. Le mur vert transpire un sang vert. Une voix hérissée comme un chardon demande : « Selig ? Quelque chose qui ne va pas ? » C’est Donaldson, l’héroïnomane. Son visage est celui d’une tête de mort. Sa main sur mon épaule est celle d’un squelette. « Vous êtes malade ? » dit-il. Je secoue la tête. Il se penche vers moi jusqu’à ce que ses orbites vides se trouvent à quelques centimètres de mon visage, et m’étudie un long moment. « Vous êtes en train de tripper ! » me dit-il. « Pas vrai ? Écoutez, si vous flippez, venez me trouver en bas, nous avons des trucs qui peuvent vous aider. »

« Non, merci. Ça ira. »

Je regagne ma chambre en titubant. La porte, soudain flexible, refuse de se fermer. Je la pousse des deux mains, et je la maintiens jusqu’à ce que le loquet se bloque. Toni est assise à la même place. Elle semble en plein désarroi. Son visage est quelque chose de monstrueux, du pur Picasso. Je me détourne, effaré.

« David ? »

Sa voix est rauque et éraillée, et se situe dans deux octaves à la fois, avec une bourre de coton rêche entre le ton du haut et celui du bas. J’agite les bras frénétiquement, j’essaie de l’empêcher de parler, mais elle continue, elle se montre inquiète pour moi, elle veut savoir ce qui est arrivé, pourquoi je ne cesse d’entrer et sortir de la chambre. Chaque son qu’elle émet est une torture pour moi. Les images ne cessent d’affluer pendant ce temps de son esprit au mien. Le vampire poilu aux dents découvertes qui porte mon visage est toujours tapi dans un coin de son crâne. Toni, moi qui croyais que tu m’aimais. Moi qui croyais te rendre heureuse. Je me laisse tomber à genoux, et j’explore la carpette encroûtée de saletés, vieille d’un million d’années, morceau de pléistocène élimé, rogné jusqu’à la trame. Elle vient vers moi, se penche avec sollicitude, elle qui est en train de tripper, elle s’inquiète de son compagnon qui n’a pas avalé de LSD et qui pourtant, mystérieusement, trippe aussi. « Je ne comprends pas », murmure-telle. « Tu pleures, David. Ton visage est tout retourné. Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ? Je t’en supplie, David. J’étais en train de faire un si merveilleux trip, et maintenant… je ne comprends pas. »

La chauve-souris. Le vampire. Déployant ses ailes de plastique gluant. Découvrant ses dents jaunes.

Mordant. Suçant. Buvant.

Je bredouille quelques mots : « Moi aussi… le trip… »

Mon visage est collé contre la carpette. L’odeur de la poussière dans mes narines sèches. Des trilobites rampent dans mon cerveau. Une chauve-souris dans le sien. Éclat de rire aigu dans le couloir. Le téléphone sonne. La porte du réfrigérateur claque : Bam, Bam, Bam ! Les cannibales dansent à l’étage au-dessus. Le plafond se resserre autour de moi. Mon esprit avide fouille celui de Toni. Celui qui regarde par le trou de la serrure s’expose à voir des choses déplaisantes pour lui.

« Tu as pris l’autre buvard ? » demande Toni. « Quand ? »

« Je ne l’ai pas pris. »

« Comment peux-tu tripper, alors ? »

Je ne réponds pas. Je me recroqueville, je me ramasse en boule, je sue, je geins. C’est la descente aux enfers. Huxley m’avait prévenu. Je ne voulais pas du trip de Toni. Je n’avais pas demandé à le voir. Mes défenses sont anéanties maintenant. Elle me terrasse. Elle m’engloutit.

Toni me demande : « Est-ce que tu lis dans mes pensées, David ? »

« Oui. » L’aveu ultime, misérable. « Je lis dans tes pensées. »

« Qu’est-ce que tu dis ? »

« J’ai dit que je lisais dans tes pensées. Je vois tout ce que tu penses. Tout ce que tu éprouves. Je me vois tel que tu me vois. Oh, Toni, c’est affreux ! Toni ! Toni ! »

Elle s’accroche à moi et essaie de me soulever pour que je la regarde. Finalement, je me relève. Son visage est d’une horrible pâleur. Ses yeux ont un éclat rigide. Elle demande des éclaircissements. Qu’est-ce que je viens de dire ? Que je lisais dans sa pensée ? Est-ce que je l’ai dit vraiment, ou est-ce une invention de son esprit brouillé par l’acide ? Je l’ai réellement dit. Tu m’as demandé si je lisais dans tes pensées, et je t’ai répondu que oui.

« Je ne t’ai rien demandé de semblable », affirme-t-elle.

« Je t’ai entendue me le demander. »

« Mais je n’ai rien… » Nous tremblons, maintenant. Tous les deux. Sa voix est glacée. « Tu essaies de me faire rater mon trip, c’est ça, hein ? Je ne comprends pas, David. Pourquoi veux-tu me faire du mal ? Pourquoi es-tu en train de tout gâcher ? C’était un bon trip. C’était un bon trip ! »

« Pas pour moi », dis-je.

« Tu n’étais pas en train de tripper. »

« Si, je l’étais. »

Elle me regarde sans comprendre, se détourne de moi et court se jeter sur le lit en sanglotant. De son esprit, tranchant sur les grotesques images de l’acide, parvient une déflagration d’émotion pure. Ressentiment, peur, douleur, colère. Elle croit que j’ai cherché délibérément à lui faire du mal. Rien de ce que je pourrai dire maintenant n’arrangera les choses. Elle me méprise. Je suis un vampire à ses yeux, un suceur de sang. Elle connaît mon pouvoir. Nous avons franchi le seuil fatal, et elle ne pensera plus jamais à moi sans éprouver de l’angoisse et de la honte. Ni moi à elle. Je sors en courant de la chambre, et je vais frapper à la porte de Donaldson et Aiken. « Je flippe », leur dis-je. « Désolé de vous embêter, mais… »

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