Il remarqua particulièrement le visage de Patricia, beau et modelé par sa vie. Il fut surpris de constater que son visage était plus personnel encore que celui de Jill, et ressentit pour Pat un regain d’une émotion qu’il n’avait pas encore appris à nommer amour.
Elle avait aussi son odeur, et sa voix. Une voix légèrement couverte et qu’il prenait plaisir à écouter même lorsqu’il ne gnoquait pas ce qu’elle disait. Son odeur conservait toujours une trace d’amertume musquée provenant de ses serpents. Mike aimait les serpents, et savait manier ceux qui étaient venimeux – et pas seulement en évitant leurs morsures. Ils gnoquaient avec lui ; il savourait leurs pensées impitoyables et innocentes ; ils lui rappelaient Mars. En dehors de Pat, Mike était la seule personne dont Gueule de Miel aimât le contact, bien que dans sa torpeur le boa acceptât d’être touché par n’importe qui.
Mike fit réapparaître les tatouages.
Jill se demanda pourquoi elle s’était fait tatouer. Elle avait un assez beau corps, mais avec ces bandes dessinées… Elle aimait Patty pour elle-même, pas pour son apparence physique, et puis cela la faisait vivre… la ferait vivre jusqu’à ce qu’elle soit trop vieille pour que les jobards paient pour la voir, même si les images avaient été de Rembrandt. Elle espéra qu’elle avait des économies, puis se souvint qu’elle était devenue leur frère et partageait donc l’inépuisable fortune de Mike. Cela lui réchauffa le cœur.
« Alors ? répéta Mrs. Paiwonski. Quel âge me donnez-vous ? »
— Je ne sais pas.
— Devinez.
— Je ne peux pas, Pat.
— Mais si, allez-y !
— Il ne peut vraiment pas, intervint Jill. Il n’est pas ici depuis longtemps, et compte toujours en chiffres martiens. Il est incapable d’estimer les âges.
— Eh bien, allez-y, Jill. Mais soyez sincère. »
Jill regarda sa silhouette impeccable, sans oublier les mains, le cou, les yeux… puis enleva cinq ans, malgré l’honnêteté due à un frère d’eau. « Disons la trentaine, à un ou deux ans près. »
Mrs. Paiwonski gloussa de joie. « Et voilà une gratification de la Vraie Foi, mes enfants ! Ma petite Jill chérie, j’approche de la cinquantaine.
— On ne dirait vraiment pas !
— Et voilà l’effet du Bonheur, ma chérie ! Après mon premier gosse, je m’étais négligée : j’avais un ventre comme si j’étais enceinte de six mois, mes seins pendaient lamentablement… mais je ne les ai jamais fait relever. Vous pouvez regarder. Certes, un bon chirurgien ne laisse pas de cicatrices, mais sur moi, cela se verrait. Il aurait dû couper trois images en deux.
« Puis, je vis la lumière ! Ni exercices ni régime ; je mange comme un ogre. C’est le Bonheur, ma chérie. Le Bonheur Parfait dans le sein du Seigneur grâce à l’entremise du très saint Foster.
— Stupéfiant », admit Jill. Elle avait pu se rendre compte qu’elle ne suivait en effet aucun régime, et s’abstenait de tout exercice physique. Et cette poitrine (Jill s’y connaissait) n’avait jamais connu le couteau du chirurgien.
Mike supposa qu’elle avait appris à se penser le corps qu’elle désirait, qu’on l’attribuât à Foster ou pas. Il enseignait ce contrôle à Jill, mais était ralenti par sa connaissance insuffisante du martien. Mais cela ne pressait pas… Pat continua :
« Je voulais vous montrer ce que la Foi peut faire, mais le véritable changement est intérieur. Le Bonheur. Le doux Seigneur sait que le verbe n’est pas mon fort, mais je vais essayer de vous expliquer. Il faut d’abord comprendre que toutes les autres pseudo-églises sont des pièges du Malin. Notre doux Jésus a prêché la Vraie Foi, mais au cours des Années Sombres Sa parole a été dénaturée au point qu’il ne l’aurait plus reconnue. Alors, Foster fut envoyé pour lui rendre sa clarté, et écrivit Sa Nouvelle Révélation. »
Patricia Paiwonski leva les bras, devenue soudain une prêtresse vêtue d’une sainte dignité et de symboles sacrés. « Dieu veut que nous soyons Heureux. Dieu laisserait-il fermenter le jus de la vigne s’il ne voulait pas que nous soyons Heureux en le buvant ? Il aurait tout aussi bien pu le laisser sous forme de jus de raisin, ou le tourner en vinaigre… Est-ce que ce n’est pas vrai ? Évidemment, Il ne veut pas que nous devenions ivres morts, que nous battions notre femme et négligions nos enfants… Non, Il nous donne les bonnes choses pour en user, non pour en abuser. Mais si vous avez envie de boire un verre ou même six en compagnie d’amis qui ont vu la lumière, et que cela vous donne envie de danser et de remercier le Seigneur… pourquoi pas ? Dieu a créé l’alcool, et Il a créé les pieds… pour le Bonheur de l’homme ! »
Elle s’interrompit. « Remplissez mon verre, chérie. Parler donne soif – pas trop de soda, c’est du trop bon whisky. Et ce n’est pas tout. Si Dieu n’avait pas voulu que l’on regarde les femmes, il les aurait faites laides, exact ? Dieu ne triche pas. Il respecte les règles du jeu qu’il a créé.
« Bien ! Dieu veut donc que nous soyons Heureux, et il nous a dit comment : « Aimez-vous les uns les autres. » Aimez un serpent si la pauvre bête a besoin d’amour. Aimez votre voisin, et ne montrez le poing qu’aux corrupteurs sataniques qui voudraient vous éloigner du droit chemin et vous entraîner dans le gouffre. Et quand je dis aimer, je ne parle pas de ces vieilles filles pusillanimes qui n’osent pas lever les yeux de leurs livres de prières de peur d’entrevoir la tentation de la chair. Si Dieu haïssait la chair, pourquoi en aurait-Il tant créé ? Dieu n’est pas une poule mouillée. Il a créé le Grand Canon, les comètes qui traversent le ciel, les cyclones, les étalons et les tremblements de terre… Un Dieu qui fait tourner tout cela se détournerait-Il lorsqu’une jolie gosse se penche vers son môme et qu’un homme aperçoit un bout de sein ? Allons, mes enfants, vous ne croyez pas cela ! Quand Dieu nous a dit d’aimer, il voulait dire aimer. Aimez les petits bébés qui ont toujours besoin d’être changés, aimez les hommes forts et qui sentent la sueur pour qu’il y ait plus de bébés à aimer… et entre-temps, continuez à aimer parce que c’est si bon !
« Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il faut le marchander, pas plus que je ne dois me saouler avec cette bouteille et puis aller casser la g… à un flic. Non, l’amour ne se vend pas ; on n’achète pas le Bonheur… ça n’a pas de prix, et si vous croyez que cela en a un, l’Enfer vous attend. Mais si vous donnez et recevez généreusement ce dont Dieu nous a abondamment dotés, le Diable ne peut pas vous approcher. De l’argent ? » Elle regarda Jill. « Voyons, mon trésor, partageriez-vous l’eau avec quelqu’un pour un million de dollars ? Mettons même dix millions, libres d’impôts ?
— Évidemment pas. » (Tu gnoques cela, Michaël ?)
(Presque pleinement, Jill. L’attente.)
— Vous voyez, ma chérie ? Je savais que cette eau contenait de l’amour. Vous êtes des Chercheurs, très proches de la lumière. Mais puisque, grâce à l’amour que vous portez en vous, vous “avez partagé de l’eau et vous êtes rapprochés”, comme dit Mike, je peux vous parler de choses que je ne dirais généralement pas à des Chercheurs…»
Le révérend Foster – ordonné par lui-même ou par Dieu, selon l’autorité à laquelle on se réfère – avait un instinct extraordinaire pour sentir le pouls de son époque, plus fort que celui d’un forain jaugeant un jobard. Tout au long de son histoire, la culture américaine a eu une personnalité divisée. Ses lois étaient puritaines, son comportement secret presque rabelaisien. Ses religions étaient apolliniennes, et ses renouveaux, dionysiaques. Au XX esiècle (ère chrétienne terrestre), le sexe n’était aussi vigoureusement réprimé nulle part ailleurs sur Terre, et nulle part ailleurs on ne s’y intéressait aussi passionnément.
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