Ils déjeunèrent légèrement, car ils étaient rassasiés de bonheur. Jill vit que Patty semblait soucieuse. « Quelque chose vous tracasse, chérie ?
— C’est gênant à dire, mes enfants… mais avec quoi allez-vous manger ? Tante Patty a des économies, et j’avais pensé…»
Jill éclata de rire. « Pardon, chérie, je ne devrais pas rire. Mais l’Homme de Mars est riche ! Vous ne le saviez pas ?
— Enfin… oui et non. S’il fallait croire tout ce qu’ils disent aux informations.
— Patty, vous êtes adorable. Croyez-moi, maintenant que nous sommes frères d’eau, nous n’hésiterions pas… mais dans l’autre sens ! « Partager le nid » n’est pas une phrase creuse. Sérieusement, Patty, si jamais vous avez besoin d’argent, dites-le. N’importe quelle somme. N’importe quand. Écrivez un mot, ou plutôt, téléphonez-moi : Mike n’a aucune notion de ce qu’est l’argent. Rien qu’à mon nom, je dois avoir deux ou trois cent mille ! Vous en voulez une partie ? »
Mrs. Paiwonski était stupéfaite. « Soyez bénis, mes enfants, mais je n’ai pas besoin d’argent. »
Jill haussa les épaules. « Si jamais cela arrive, vous savez quoi faire. Vous n’avez pas envie d’un yacht ? Je suis sûre que Mike adorerait vous en offrir un.
— Certainement, Pat. Je n’ai jamais vu de yacht. » Mrs. Paiwonski secoua la tête. « Allons, pas de folies, mes trésors… je ne veux rien d’autre que votre amour…
— Vous l’avez, dit Jill.
— Je ne gnoque pas « amour », mais Jill parle toujours vrai, ajouta Mike.
— … et aussi vous savoir sauvés. Mais cela ne m’inquiète plus. Mike m’a parlé de la signification de l’attente. Vous comprenez, Jill ?
— Je gnoque. Je ne suis plus jamais pressée.
— J’ai quelque chose pour vous, les enfants…» Elle prit son sac et en sortit un livre. « Tenez… c’est l’exemplaire de la Nouvelle Révélation que saint Foster m’a donné, la nuit où il me marqua de son baiser. Il est à vous. J’y tiens. »
Jill en avait les larmes aux yeux. « Mais, tante Patty… notre frère ! Nous ne pouvons pas vous le prendre. Nous en achèterons un.
— Si, si, je veux… C’est de l’eau que je partage avec vous pour nous rapprocher.
— Nous le partagerons, dit Jill avec enthousiasme. Il est à nous maintenant, à nous tous. Elle l’embrassa.
Mike lui tapa sur l’épaule. « Tu es bien avide, mon petit frère. À mon tour.
— Je serai toujours avide de cette façon. »
L’Homme de Mars embrassa d’abord son nouveau frère sur la bouche, puis là où Foster avait déposé son baiser. Ensuite, il choisit un endroit symétrique sur le sein droit et l’y embrassa longuement, en étirant fortement le temps. Il était nécessaire de gnoquer les capillaires…
Pour les deux autres, cela n’avait pas duré plus d’un instant, mais Jill avait senti ses efforts. « Patty, s’exclama-t-elle, Regardez ! »
Mrs. Paiwonski baissa les yeux, et vit le stigmate parallèle, de la forme de ses lèvres et de la couleur du sang. Elle faillit s’évanouir, puis la force de sa foi reprit le dessus. « Oui, Michaël, Oui… ! »
Peu après, la femme tatouée était redevenue une ménagère pudibonde, des gants au col montant. « Non, je ne pleurerai pas. Dans l’éternité on ne se dit pas au revoir. J’attendrai. » Elle les embrassa, et sortit sans se retourner.
« Blasphème ! »
Foster leva les yeux. « Quelle mouche vous a piqué, petit ? »
L’annexe avait été montée à la hâte, et des nuées de Choses y pénétraient… petits moustiques inoffensifs en général, mais dont la morsure pouvait causer une vive démangeaison de l’ego.
« Il faut le voir pour le croire. Je vais ramener l’omniscion en arrière et vous montrer.
— Vous seriez surpris du nombre de choses que je peux croire. » Néanmoins, le surveillant de Digby daigna distraire une partie de son attention. Il vit trois humains, un homme et deux femmes, spéculant sur l’éternité. Rien que de très ordinaire. « Et alors ? demanda-t-il.
— Vous avez entendu ce qu’elle a dit l’« Archange Michaël. » Ça alors !
— Alors quoi ?
— Mais enfin, pour l’amour de Dieu !
— Ce n’est pas exclu. »
L’auréole de Digby frémit. « Vous n’avez pas bien regardé, Foster. Elle parlait de ce délinquant juvénile retardé qui m’a envoyé ici ! »
Foster augmenta le volume, et remarqua que l’apprenti ange avait dit la vérité – il remarqua aussi un autre détail et sourit de son sourire angélique. « Qu’est-ce qui vous dit que ce n’est pas vrai, cadet ?
— Hein ?
— Cela fait un bout de temps que je n’ai plus vu Mike au Club, et son nom a été rayé de la liste des participants au Tournoi Solipsiste du Millenium ; il est certain qu’il est en mission. Mike est un des solipsistes les plus acharnés du secteur.
— Mais c’est obscène !
— Si vous saviez combien d’idées du Patron ont été taxées d’obscènes… ou plutôt, vous devriez le savoir avec votre expérience. L’obscénité est un concept sans existence théologique. Aux purs, toutes choses sont pures.
— Mais…
— Chut ! En plus du fait que notre frère Michaël est absent en ce moment, il est impossible de se méprendre sur l’identité de cette dame tatouée. C’est une séculière d’une grande sainteté.
— Qui dit cela ?
— Moi. Je sais. » Foster eut de nouveau son sourire angélique. Chère petite Patricia ! Plus dans sa prime jeunesse, certes mais toujours désirable, et brillant d’une lumière intérieure qui la faisait ressembler à un vitrail. Il remarqua sans aucun orgueil temporel que Georges avait terminé sa grande œuvre – le tableau de sa montée au Ciel n’était pas mal, pas mal du tout, dans un sens très élevé. Il faudrait qu’il aille le féliciter et lui dire qu’il avait vu Patricia. Où était-il donc ? Ah oui ! Dans la section de dessin universel, sous les ordres directs du grand architecte.
Ah Patricia ! Quelle adorable poupée, et quelle sainte frénésie ! Avec un peu plus d’assurance et un petit peu moins d’humilité, il aurait pu en faire une prêtresse. Mais Patricia ne pouvait accepter Dieu que selon sa propre nature et cela n’aurait marché que chez les Lingayats… qui n’avaient pas besoin d’elle. Foster songea un moment à la revoir telle qu’il l’avait connue, mais s’abstint avec une réserve toute angélique. Il avait trop de travail…
« Laissez l’omniscion, cadet. J’ai un mot à vous dire. » Digby obéit. Foster fit résonner son halo – une habitude énervante qu’il avait chaque fois qu’il méditait. « Cadet, vous ne devenez pas assez angélique.
— Je suis désolé.
— La désolation n’a pas de place dans l’éternité. En vérité, vous vous préoccupez trop de ce jeunot, qu’il soit notre frère Michaël ou non. Ce n’est pas à vous de juger l’instrument qui vous a rappelé du pâturage. Vous le connaissiez à peine d’ailleurs, et ce n’est pas tellement lui qui vous tourmente, mais plutôt cette petite secrétaire brune que vous aviez. Elle avait mérité mon Baiser bien avant votre départ, n’est-ce pas ?
— Je continuais à l’examiner.
— Vous serez donc angéliquement heureux d’apprendre que l’évêque suprême Short l’a examinée – oh ! très à fond – après votre départ et l’a acceptée. Je vous avais dit qu’il serait à la hauteur de sa tâche. Mais ce n’était pas de cela dont je voulais vous parler. Un poste d’élève gardien est disponible dans un secteur qui vient d’être créé. Certes, ce poste est au-dessous de votre rang nomimal, mais ce sera un excellent entraînement angélique pour vous. Cette planète – oui, c’est une sorte de planète, vous verrez – est occupée par une race sexuellement tripolaire, et je me suis laissé dire que don Juan en personne ne serait attiré par aucune de leurs polarités. On le sait d’ailleurs avec certitude : il y a été envoyé à titre d’expérience. Il a supplié en hurlant pour qu’on le ramène dans l’enfer solitaire qu’il s’est créé.
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