L’orchestre noya ses paroles. Tandis que le public s’écoulait, les forains commençaient déjà à démonter la tente : ils partaient tôt le lendemain matin. Seules les tentes où ils vivaient restèrent debout pour la nuit.
Le présentateur-directeur-propriétaire retint le magicien par la manche. « Ne partez pas, Smitty. » Il lui tendit une enveloppe et ajouta : « Écoutez mon garçon… je vous assure que ça ne me fait pas plaisir de vous le dire, mais vous ne nous accompagnez pas à Paducah.
— Je sais.
— Je n’ai rien contre vous… mais je dois penser à mon spectacle. J’ai trouvé un couple formidable. Ils font un numéro de transmission de pensée, puis elle lit dans l’avenir. Vous savez que vous n’aviez pas de contrat.
— Je sais, dit le magicien. Je ne vous en veux pas, Tim.
— Ça me fait plaisir que vous disiez ça. » Il hésita. « Vous voulez un bon conseil ?
— J’aimerais beaucoup, dit le magicien avec simplicité.
— Bien. Vos tours sont excellents, Smitty, mais les tours ne suffisent pas à faire un magicien. Vous agissez comme un forain, vous n’embêtez jamais les autres, vous aidez tout le monde… mais vous n’êtes pas vraiment un forain. Vous ne comprenez pas ce que veulent les gogos. Un vrai magicien leur fait écarquiller les yeux rien qu’en escamotant une pièce de monnaie. Je n’ai jamais vu un numéro de lévitation aussi au point que le vôtre, mais vous n’arrivez pas à réchauffer le public. Vous manquez de psychologie. Prenez moi, par exemple. Je ne sais rien faire, sauf ce qui compte : je connais le jobard ; je sais ce qu’il veut, même s’il ne le sait pas lui-même. Voilà l’art, que vous soyez politicien, curé ou magicien. Si vous savez cela, vous pouvez laisser la moitié de vos tours au vestiaire.
— Vous avez certainement raison.
— Bien sûr. Le client veut du sexe, du sang et de l’argent. Du sang, nous ne lui en donnons pas – mais nous le laissons toujours espérer qu’un mangeur de feu ou un lanceur de couteau commettra une erreur. Nous ne lui donnons pas d’argent ; nous lui en prenons un peu tout en encourageant son avidité. Nous ne lui donnons pas non plus de sexe. Mais pourquoi huit sur dix viennent-ils ? Pour voir une fille à poil. Ils n’en verront pas, mais il seront contents quand même.
« Et que veut-il encore ? Du mystère ! Et ça, c’est votre affaire, mais vous ne savez pas vous y prendre. Les gogos savent bien que ce sont des trucs… mais ils voudraient tant croire que c’est du vrai, et c’est à vous de les aider à le croire. C’est là que vous ne faites pas le poids.
— Comment l’apprendre, Tim ?
— Eh, ça s’apprend tout seul. Tenez, cette idée que vous aviez de vous appelez « L’Homme de Mars ». Il ne faut pas donner au jobard ce qu’il ne peut pas avaler. Ils l’ont vu en photo ou à la stéréo. Vous lui ressemblez un peu, mais ils savent bien qu’il n’irait jamais dans un cirque. C’est comme si vous disiez que l’avaleur de sabres est le président des États-Unis. Ces cruches veulent croire, mais ils ne vous laisseront pas insulter le peu d’intelligence qu’ils ont. Même un client a un petit quelque chose dans le crâne.
— Je m’en souviendrai.
— Je parle trop. C’est l’habitude. Vous vous en tirerez, les enfants ? Je ne devrais pas, mais… vous voulez que je vous prête quelque chose ?
— Merci, Tim, ça ira.
— Bien, bonne chance, Smitty. Au revoir, Jill. »
En sortant, il croisa Patricia Paiwonski qui arrivait. « Alors les enfants ? Tim a supprimé votre numéro. »
— Nous serions partis de toute façon, Pat.
— Je suis tellement en colère que j’aurais envie de le laisser tomber.
— Calmez-vous, Pat…
— Et qu’il se débrouille ! Des numéros, il en trouvera toujours, mais un comme…
— Tim a raison, Pat. Je n’ai pas le sens du spectacle.
— Eh bien… Vous me manquerez, vous savez. Dites ! Venez donc passer un moment dans ma tente.
— Venez plutôt chez nous, Patty, dit Jill. Vous pourrez prendre un bon bain chaud.
— D’accord… j’amènerai une bouteille.
— Inutile, objecta Mike. Je sais ce que vous buvez, et il y en a.
— Vous êtes à l’ Impérial, n’est-ce pas ? Je vais aller voir si les petits vont bien et dire à Gueule de Miel que je sors. J’en ai au plus pour une demi-heure. »
Mike était au volant. C’était une petite ville sans contrôle automatique de la circulation. Il conduisait dans la zone maximale, se glissant dans des trous que Jill ne voyait que lorsqu’ils les avaient passés, et il le faisait sans effort. Jill lui avait demandé de lui apprendre. Mike étirait son appréhension du temps jusqu’à ce que jongler avec des œufs ou conduire vite dans les encombrements devienne facile. Jill trouvait cela curieux chez un homme qui, il y avait peu de mois, avait du mal à lacer ses chaussures.
Ils ne parlaient pas, comme toujours lorsque leurs esprits fonctionnaient sur des rythmes différents. Jill pensait à la vie qu’ils allaient quitter – à la fois en concepts anglais et martiens, s’en souvenant et la chérissant.
Toute sa vie durant, elle avait été soumise à la tyrannie de l’heure : à l’école, plus encore à l’école d’infirmières, puis vinrent les exigences de la routine hospitalière. Rien de pareil dans la vie des forains. Plusieurs fois par jour, elle devait montrer comme elle était jolie, et le reste du temps elle était libre. Mike se souciait fort peu de manger six fois par jour ou une seule – tout ce que Jill faisait le satisfaisait. Ils avaient leur propre tente. Dans bien des villes, ils ne quittaient jamais l’enceinte de la foire, nid chaleureux qui les protégeait des tracas du monde extérieur.
Évidemment, cela grouillait de badauds. Mais les forains leur avaient appris que les clients n’étaient pas des gens : c’étaient des nigauds dont la seule fonction était de cracher de l’argent.
Ils avaient été heureux chez les forains. Il n’en avait pas été de même lorsqu’ils avaient commencé à courir le monde pour parfaire l’éducation de Mike. Plusieurs fois, on les reconnut et ils eurent parfois du mal à échapper, non seulement à la presse, mais aussi à un nombre fou de gens qui se croyaient des droits sur Mike.
Mike se pensa des traits plus mûrs ainsi que quelques autres modifications. Cela, en plus du fait qu’ils fréquentaient des lieux où l’on ne se serait pas attendu à voir l’Homme de Mars, leur assura la tranquillité. Jubal, à qui Jill téléphona ces jours-là, annonça de plus à la presse que l’Homme de Mars s’était retiré dans un monastère tibétain.
En fait, ils s’étaient « retirés » dans un grill d’une ville anonyme. Jill était serveuse et Mike plongeur. Lorsque le patron avait le dos tourné, Mike usait d’une méthode expéditive pour laver la vaisselle. Ils y restèrent une semaine, puis allèrent ailleurs. Parfois ils travaillaient, parfois pas ! Depuis que Mike avait découvert leur existence, ils allaient presque quotidiennement dans les bibliothèques publiques. Jusqu’alors, il avait cru que la bibliothèque de Jubal contenait un exemplaire de tous les livres existants. Lorsqu’il apprit la merveilleuse vérité, ils restèrent un mois entier à Akron. Jill fit beaucoup de shopping, car lorsque Mike avait un livre en main il aurait aussi bien pu ne pas être là.
Mais la foire avec ses nombreuses attractions avait été la partie la plus agréable de leurs pérégrinations. Jill se souvint avec grand amusement du jour – dans quelle ville était-ce ? – où les girls de la revue avaient été conduites au poste. Ce n’était pas juste. Elles travaillaient toujours en respectant la réglementation locale : soutien-gorge ou pas, lumières bleues ou lumières vives. Le shérif les emmena pourtant et le juge de paix semblait disposé à les condamner. Tous les forains allèrent à l’audience, de même que de bons bourgeois venus voir les « femmes de mauvaise vie ». Mike et Jill prirent place dans le fond de la salle, qui était comble.
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