Jubal regarda Jill de côté. « Hum. Je gnoque. Prenez bien soin de vous.
— Oui. Venez, Jill. » Ils partirent avant que Jubal n’eût terminé son petit déjeuner.
La fête foraine battait son plein ; c’était le carnaval habituel : chevaux de bois, barbe à papa, spectacles divers. La conférence sur le sexe tenait compte des opinions locales sur les opinions de Darwin, les girls de la revue portaient ce que les autorités locales décrétaient, Fenton le Sans-Peur exécutait le Saut de la Mort entre deux boniments. Le cirque n’avait pas de voyant mais un magicien, pas de femme à barbe, mais une mi-femme, mi-homme, pas d’avaleur de sabre mais un mangeur de feu, pas d’homme tatoué mais une femme tatouée qui était également une charmeuse de serpents et pour le bouquet final elle apparaissait « complètement nue !… vêtue uniquement de sa peau couverte de dessins exotiques ! » et tout spectateur qui lui trouvait cinq centimètres carrés de peau non tatouée au-dessous du décolleté gagnait vingt dollars !
Personne ne réclama la prime. Mrs. Paiwonski posait « vêtue uniquement de sa peau », qui était vraiment la sienne, et d’un boa constrictor de quatre mètres nommé « Gueule de Miel », qui cachait les endroits stratégiques de sorte que les autorités civiles et religieuses ne puissent pas se plaindre. À titre de protection supplémentaire (pour le boa) elle se tenait debout sur un tabouret dans un bac de toile contenant une douzaine de cobras.
Par ailleurs, l’éclairage était déficient.
Et pourtant, Mrs. Paiwonski disait vrai. Avant de mourir, son mari avait un salon de tatouage à San Pedro ; lorsque le client se faisait rare, ils se décoraient mutuellement. Un jour, faute de place, il fallut bien s’arrêter. Elle s’enorgueillissait d’être la femme la plus décorée du monde… et par le plus grand artiste du monde, car telle était l’opinion qu’elle avait de son défunt mari.
Patricia Paiwonski fréquentait les trafiquants et les pécheurs sans en être polluée. Son mari et elle avaient été convertis par Foster lui-même, et où qu’elle fût elle assistait aux services de la plus proche église de la Nouvelle Révélation. À ces occasions, elle se serait volontiers passée de tout vêtement, car elle était convaincue d’être le support d’un art religieux valant bien celui des musées et des cathédrales. Lorsque Georges et elle virent la lumière, il restait trente décimètres carrés de Patricia à décorer ; lorsque Georges mourut, elle portait une vie de Foster en images, du berceau entouré d’angelots à l’apothéose finale.
Hélas, une grande partie de cette histoire sainte devait rester couverte. Mais elle pouvait la dévoiler devant la congrégation réunie à huis clos, si le Pasteur le lui demandait, ce qui était presque toujours le cas. Patricia ne prêchait pas, ne chantait pas, n’entrait jamais en transes – mais elle était un témoin vivant de la lumière.
Son numéro était l’avant-dernier. Cela lui laissait largement le temps de se préparer avant de se glisser derrière le rideau pendant que le numéro précédent se terminait.
Le docteur Apollon distribuait à la ronde des anneaux d’acier pour que les spectateurs puissent s’assurer de leur solidité. Puis, il leur faisait tenir les anneaux l’un contre l’autre, les touchait de sa baguette magique… et les cercles formaient une chaîne. Il posa sa baguette dans le vide, prit une coupe emplie d’œufs que lui tendait son assistante et se mit à jongler avec les œufs, mais les yeux du public étaient surtout fixés sur son assistante. Elle était un peu plus couverte que les girls de la revue, mais on se rendait compte qu’elle n’était tatouée nulle part. Les spectateurs virent à peine que les six œufs n’étaient plus que cinq, puis quatre, trois… deux. Et le docteur Apollon rattrapa le dernier œuf en disant : « Les œufs sont rares cette année », puis le jeta sur le public. Personne ne parut remarquer que l’œuf n’atteignit jamais sa destination.
Le docteur Apollon fit monter un gosse sur la scène. « Je sais ce que tu penses. Tu penses que je ne suis pas un vrai magicien. Pour cela, tu gagnes un dollar. » Il lui tendit un billet d’un dollar. Le billet disparut.
« Aïe ! Tiens, en voilà un autre. File, maintenant ! Tu devrais être couché à cette heure-ci. » Le magicien plissa le front. « Et maintenant, madame Merlin, que faisons-nous ? »
L’assistante lui murmura quelque chose ; il secoua la tête. « Pas devant tous ces gens quand même ? »
Elle murmura de nouveau. Il poussa un soupir. « Ah ! mes amis, Mme Merlin veut aller se coucher. Deux de ces messieurs pourraient-ils venir l’aider ? »
Il y eut une véritable ruée. « Non, non, c’est trop ! Seulement ceux qui ont été à l’armée. »
Il en restait encore un bon nombre ; il en choisit deux et leur dit : « Il y a un lit de camp derrière le rideau. Allez le chercher. Voilà. Et maintenant, mettez-le au milieu de la scène. Merci. Madame Merlin, regardez le public, s’il vous plaît. »
Le docteur Apollon fit quelques passes devant elle. « Dormez… dormez… vous dormez. Elle est plongée dans un profond sommeil hypnotique, mes amis. Pourriez-vous la mettre sur le lit, maintenant ? Doucement…» Rigide comme un cadavre, elle se laissa transférer sur la couche.
« Merci, messieurs. » Le magicien reprit sa baguette ; qui était restée suspendue en l’air, et la pointa vers une table disposée à l’autre extrémité de la scène. Un drap se détacha d’une pile d’objets divers et vint flotter vers lui. « Voilà. Recouvrez-la avec ça. La tête aussi. Il ne faut pas regarder une dame quand elle dort. Merci, messieurs, vous pouvez reprendre vos places. Madame Merlin… m’entendez-vous ?
— Oui, docteur Apollon.
— Vous étiez lourde de sommeil. Et maintenant, vous vous sentez légère, légère… vous dormez sur des nuages. Vous flottez. » La forme couverte par le drap se souleva d’une trentaine de centimètres. « Hé, attention ! Ne devenez pas trop légère quand même ! »
Un garçon murmura audiblement dans la salle : « Quand ils ont mis le drap sur elle, elle s’est en allée par une trappe. Il n’y a plus qu’une monture en fil de fer. Lorsqu’il ôtera le drap, elle s’écroulera et le tour est joué. Je pourrais le faire. »
Le docteur Apollon l’ignora. « Plus haut, madame Merlin, plus haut… Voilà. » La forme recouverte du drap s’immobilisa à près de deux mètres de hauteur.
La voix murmura de nouveau : « Le tout est soutenu par une baguette d’acier qu’on ne voit pas. Elle est cachée par le coin du drap qui pend. »
Le docteur Apollon demanda des volontaires pour enlever le lit de camp. « Elle n’en a pas besoin, car elle dort sur des nuages. » Il tendit l’oreille. « Plus fort, madame Merlin. Ah ! Elle dit qu’elle ne veut plus du drap. »
(« C’est là que la monture disparaît. »)
Le magicien arracha le drap, et le public vit Mme Merlin, dormant calmement à deux mètres au-dessus de la scène. Un camarade du garçon qui connaissait tout à la magie lui demanda : « Où est la baguette d’acier ? »
Le gosse répondit : « Il faut regarder là où il ne veut pas qu’on regarde. Ces lampes sont faites exprès pour nous taper dans les yeux.
— Voilà, ma princesse, cela suffit, dit le docteur Apollon. Donnez-moi la main. Réveillez-vous ! » Il l’aida à se redresser et à reprendre pied sur la scène.
(« Tu as vu où elle a posé son pied ? C’est là que la baguette d’acier a disparu. » Le gosse ajouta : « C’est simple comme bonjour. »)
« Et maintenant, mes amis, continua le magicien, un peu de silence. Le savant professeur Timoshenko va vous faire une conférence sur…»
Читать дальше