— Vous descendez le boulevard. C’est à mille deux cents kilomètres de là, près du fleuve qui descend du trône.
Mon regard se porta sur le boulevard. A pareille distance, Dieu le Père sur Son trône était comme le soleil levant.
— Mille deux cents kilomètres ! Est-ce qu’il n’y a pas une agence de renseignements dans le coin ?
— Créature, tout cela a été conçu ainsi dans un but précis. Si nous avions installé des bureaux d’information à tous les coins de rue, ils seraient tous assiégés, parce que tout le monde a des questions stupides à poser. Mais comme ça, il ne se trouvera pas une créature pour faire l’effort de parcourir tout ce chemin, à moins qu’elle n’ait une question réellement importante à poser.
Logique. Rageant. Je pris conscience que les pensées qui m’envahissaient à nouveau n’avaient pas leur place au Paradis. J’avais toujours envisagé le royaume des cieux comme un lieu d’immense béatitude où l’on ignorerait les ridicules frustrations qui étaient notre lot terrestre. Je pris le temps de compter jusqu’à dix en anglais, puis en latin, avant de demander :
— Et il faut compter combien en temps de vol ? Il y a une limitation de vitesse ?
— Vous ne pensez pas vraiment qu’on va vous autoriser à voler jusque là-bas, non ?
— Pourquoi pas ? Pas plus tard qu’aujourd’hui, je suis arrivé ici en volant et j’ai même fait tout le tour de la Cité.
— C’est ce que vous pensez. En fait, c’est votre chef de cohorte qui a tout fait. Créature, laissez-moi vous donner un petit conseil qui pourra vous éviter pas mal d’ennuis. Quand vous toucherez vos ailes – je veux dire si on vous les donne – n’essayez surtout pas de survoler la Cité sainte. Vous risqueriez de vous aplatir si vite que vous y laisseriez vos dents. Et vos ailes seraient plutôt cabossées, si vous voyez ce que je veux dire.
— Mais pourquoi ?
— Parce que ce n’est pas votre truc, c’est tout. Vous déboulez tous comme ça et vous vous croyez chez vous. Si on vous laissait approcher du trône, je suis sûr que vous seriez capables d’y graver vos initiales. Alors, écoutez-moi bien et profitez de la leçon : au paradis, il n’y a qu’une seule règle, le G.A.P. Vous comprenez ?
— Non, répondis-je, bien que j’eusse ma petite idée, déjà.
— Alors écoutez bien. Vous pouvez oublier les Dix Commandements. Ici, il n’y en a guère que deux ou trois qui soient encore appliqués et vous ne pouvez les briser. Mais la règle d’or, ici, c’est le G.A.P. : le Grade A ses Privilèges. Dans cet éon, vous êtes un bleu, une jeune recrue des armées du Seigneur, au grade inférieur. Et avec le minimum de privilèges. En fait, le seul privilège dont vous bénéficiez en ce moment, c’est d’être là. Le Seigneur, dans Son infinie sagesse, a décidé que vous aviez toute qualité pour entrer ici. Mais c’est tout. Strictement tout. Surveillez votre conduite et vous serez autorisé à y demeurer. Quant au règlement de la circulation, il vous suffit de poser des questions pour tout savoir. Il n’y a que les anges qui aient le droit de survoler la Cité sainte. Personne d’autre. Lors des cérémonies ou quand ils sont de mission. Ce qui ne saurait être votre cas. Même quand vous aurez touché vos ailes. Si vous avez droit à cet honneur. Je mets volontairement l’accent sur ce point car vous seriez surpris par le nombre de créatures qui se présentent ici avec l’idée que le fait d’accéder au paradis change automatiquement une créature ordinaire en ange. C’est loin d’être le cas. C’est impossible d’ailleurs. Les créatures ne deviennent jamais des anges. Des saints, parfois… Rarement, pourtant. Mais des anges, jamais, au grand jamais…
Je comptai alors jusqu’à dix, à l’envers et en hébreu.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais quand même essayer de trouver ce bureau d’information. Mais puisque je ne peux pas voler, comment vais-je faire pour y arriver ?
— Mais pourquoi vous ne me l’avez pas demandé tout de suite ? Prenez donc le bus !
Un peu plus tard, je me retrouvai assis dans un chariot-bus des transports de la Cité sainte, en route vers le lointain trône de Dieu. Le chariot avait la forme d’un bateau, il était à ciel ouvert et l’on y montait par l’arrière. Il n’y avait pas de conducteur ou de pilote et je ne devinai aucune source d’énergie motrice. Il s’arrêtait aux arrêts prévus et dûment indiqués et c’est d’ailleurs ainsi que j’avais pu le prendre. Mais je n’avais pas encore compris comment on pouvait l’obliger à s’arrêter.
Apparemment, tout le monde, dans la Cité sainte, empruntait ces chariots-bus (si l’on exceptait les hautes personnalités qui circulaient dans des chariots privés). Même les anges. La plupart des passagers étaient des humains qui portaient tous la même robe blanche conventionnelle et des auréoles ordinaires. Mais j’en avais repéré certains qui arboraient des costumes de différentes époques et dont les auréoles étaient plus grandes et plus voyantes. Je remarquai que les anges se montraient plus courtois avec ces créatures. Mais ils ne s’asseyaient jamais en leur compagnie. Généralement, les anges prenaient place à l’avant du chariot, les humains privilégiés dans la partie centrale, et le bas peuple (y compris votre serviteur) devait se contenter du fond.
Je demandai à l’un de mes semblables combien de temps il fallait compter pour atteindre le trône.
— Je ne sais pas, me répondit-il, je ne vais jamais aussi loin.
En fait, cette âme sœur semblait féminine, d’âge moyen, plutôt amicale, aussi nouai-je la conversation par un lieu commun :
— Vous avez l’accent du Kansas, non ?
Elle me sourit.
— Je ne crois pas. Je suis née en Pays Flamand.
— Vraiment ? Vous parlez très couramment l’anglais.
Elle secoua doucement la tête.
— Je n’ai jamais appris l’anglais.
— Mais…
— Oui, je sais. Vous êtes nouveau. Mais le Paradis n’a pas été frappé par la malédiction de Babel. Ici, la confusion des langages ne s’est jamais produite… ce qui est une bonne chose pour moi vu que je n’ai aucun don pour les langues. Croyez-moi, cela a toujours été un handicap pour moi jusqu’à l’heure de ma mort. Mais pas ici. (Elle me dévisagea avec intérêt.) Puis-je vous demander où vous êtes mort ? Et quand ?
— Je ne suis pas mort. J’ai été pris vivant par l’Extase.
Elle me regarda avec de grands yeux.
— Oh ! comme c’est excitant ! Mais alors, vous devez être très saint.
— Je ne le pense pas. Pourquoi dites-vous cela ?
— L’Extase viendra – ou bien est-elle déjà venue ? – sans que nul soit prévenu. C’est du moins ce que l’on m’a enseigné.
— C’est exact.
— Ainsi, sans avoir été averti, sans avoir eu le temps de vous confesser, sans prêtre pour vous assister… vous étiez prêt ! Aussi lavé de vos péchés que Marie. Et vous êtes monté tout droit au paradis. Oui, il faut vraiment que vous soyez saint. (Et elle ajouta :) C’est ce que je me suis dit en voyant votre costume, car les saints – les martyrs, plus particulièrement – sont souvent vêtus comme ils l’étaient sur terre. J’ai vu aussi que vous ne portiez pas votre auréole. Mais cela fait partie de votre privilège. (Elle prit soudain une attitude humble.) Voudriez-vous me bénir ? Ou bien est-ce trop demander ?
— Ma sœur, je ne suis pas un saint.
— Alors vous ne m’accorderez pas votre bénédiction ?
(Doux Jésus, comment cela pouvait-il m’arriver à moi ?)
— Vous m’avez entendu : pour autant que je croie et que je sache, je ne suis pas un saint. Vous souhaitez encore ma bénédiction ?
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