— Je vois. Oui.
— Nous allons aussi faire l’emplette de bijoux en or tous les deux, puis j’essaierai de trouver un négociant en pièces pour lui acheter des dollars en argent, et peut-être même quelques pièces d’or. Mais mon but, avant tout, est de me débarrasser de tout ce papier-monnaie dans l’heure qui suit. Nous ne garderons que le prix de deux tickets de bus pour Wichita, Kansas, qui se trouve à sept cents kilomètres de là. Est-ce que tu supporteras de voyager en bus pendant toute une nuit ? Je tiens absolument à ce que nous fichions le camp du Texas.
— Mais bien sûr ! Oh, chéri, moi aussi je veux partir d’ici ! J’ai tellement peur.
— Tu n’es pas seule.
— Mais…
— Mais quoi, chérie ? Arrête de prendre cet air triste.
— Alec : je n’ai pas pris de bain depuis quatre jours !
Nous avons trouvé la bijouterie, puis le négociant en pièces. J’ai dépensé à peu près la moitié de la somme que j’avais et gardé le reste pour le prix du bus et autres menues dépenses, un dîner, par exemple, peu après que toutes les boutiques eurent commencé à fermer. Le hamburger que nous avions grignoté à Gainesville nous semblait bien loin dans l’espace et le temps. J’ai trouvé ensuite un bus qui allait vers le nord : Oklahoma City, Wichita, Salina, et qui partait à dix heures du soir. J’ai pris les tickets en ajoutant un dollar de plus pour que nous ayons des sièges réservés. Et puis, j’ai gaspillé le reste de notre pécule comme un matelot en goguette : nous avons pris une chambre dans un hôtel, juste en face de la gare des bus, sachant très bien que nous n’avions que deux heures à y passer.
Mais ce furent deux heures qui valaient la peine et le prix. Un bain chaud, chacun à notre tour, l’un conservant tous les vêtements, l’argent et les bijoux pendant que l’autre se dévêtait. Et je ne parle pas de mon rasoir qui était peu à peu devenu une sorte de talisman pour déjouer les mauvais tours de Loki. Plus les sous-vêtements dont nous avions fait l’emplette en passant.
J’avais espéré qu’il nous resterait un peu de temps pour faire l’amour, mais non : dès que je me fus lavé et séché, l’heure était déjà venue de nous mettre en route si nous ne voulions pas rater notre bus. Mais nous aurions d’autres occasions. Nous nous sommes installés dans le bus en basculant les dossiers de nos sièges, et j’ai pris la tête de Marga au creux de mon épaule. Nous nous sommes endormis à l’instant où le bus s’ébranlait en direction du nord.
Je me suis réveillé un peu plus tard parce que la route semblait soudain accidentée. Nous étions juste derrière le chauffeur et je me suis penché en avant pour lui demander :
— C’est une déviation ?
Nous avions emprunté cette même route douze heures auparavant et je ne me rappelais pas que nous ayons rencontré des ornières.
— Non, non. Nous venons d’entrer en Oklahoma, c’est tout. Ce n’est pas beaucoup goudronné, par-là. Un peu du côté d’Oke City, et un peu aussi entre ici et Guthrie.
Margrethe s’était éveillée en nous entendant. Elle s’est redressée :
— Qu’y a-t-il, chéri ?
— Rien. Si ce n’est que Loki continue à s’amuser avec nous. Rendors-toi.
Ceux qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils et d’où sont-ils venus ? Je lui dis : mon Seigneur, tu le sais. Et il me dit : ce sont ceux qui viennent de la grande tribulation. Ils ont lavé leurs robes et ils les ont blanchies dans le sang de l’agneau. C’est pour cela qu’ils sont devant le trône de Dieu et qu’ils le servent jour et nuit dans son temple.
Apocalypse, 7:13-15
Je conduisais un cabriolet et ça ne me plaisait guère. La journée était torride et la poussière soulevée par les sabots du cheval se collait à la peau. Il n’y avait pas un souffle d’air et les mouches piquaient. Nous étions quelque part près de l’intersection du Missouri, du Kansas et de l’Oklahoma mais je n’aurais su dire avec précision où. Je n’avais pas vu la moindre carte depuis des jours et aucune de ces routes ne comportait les panneaux destinés aux automobilistes, puisqu’il n’y avait pas d’automobiles ici.
Durant ces deux dernières semaines (je n’étais pas vraiment sûr, car j’avais perdu la notion des jours) nous avions connu les tourments sans fin de Sisyphe, allant d’une frustration ridicule à une autre. Echanger des dollars en argent à un petit trafiquant local contre du papier-monnaie d’un nouveau monde ? Pas de problème, je l’avais déjà fait plusieurs fois. Mais ça ne se passait pas toujours très bien. Il m’était arrivé une fois de vendre comme ça de l’argent pour avoir des billets. Nous nous étions installés dans un restaurant quand boum ! Un autre changement de monde et nous étions restés sur notre faim. Une autre fois encore, alors que j’étais en train de me faire voler, je m’entendis répondre, alors que je protestais :
— Mon ami, ici c’est illégal de détenir ce genre de pièces et tu le sais. Mais je t’en donne un bon prix parce que tu m’es sympathique. Tu acceptes, oui ou non ? Ou est-ce que je dois faire mon devoir de citoyen et te dénoncer ?
J’avais accepté. L’argent qu’il nous avait donné en billets ne nous permit même pas de nous offrir un repas dans un minable restaurant à l’enseigne de Chez Mammy.
Le village était tout à fait charmant. Un panneau, lorsqu’on y arrivait, annonçait :
LES DIX COMMANDEMENTS
Communauté morale nègres, youpins et papistes,
PASSEZ VOTRE CHEMIN !
C’est ce que nous avons fait. Il nous avait fallu ces deux semaines pour tenter de couvrir les quatre cents kilomètres qui séparaient Oklahoma City de Joplin, dans le Missouri. J’avais dû abandonner mon projet d’éviter Kansas City. Certes, je n’avais toujours pas envie de me trouver à Kansas City ni même à proximité, alors que le moindre changement de monde pouvait nous faire retomber sur Abigail. Mais j’avais appris à Oklahoma City que le moyen le plus rapide pour rallier Wichita, en fait la seule route praticable, obligeait à un vaste détour par Kansas City. Car nous avions régressé jusqu’au temps du fiacre.
Lorsque vous prenez en compte l’âge de la terre, de la Création en 4004 avant Notre-Seigneur, jusqu’à l’an 1994 de Son Règne, vous obtenez 5998 ans – disons 6000. Et, sur une telle période, quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans, cela ne compte guère. Mais, dans mon monde natal, c’était ce qui nous séparait des derniers véhicules à chevaux. Mon père était né en 1909 et mon grand-père paternel non seulement n’avait jamais vu d’automobiles mais avait toujours refusé d’en conduire une. Pour lui, proclamait-il, elles étaient des émanations de Satan et il citait des passages d’Ezéchiel pour le prouver. Peut-être avait-il raison.
Mais le temps du fiacre a ses petits inconvénients. Les plus évidents sont l’absence de plomberie dans les intérieurs, donc de salle de bains, l’inexistence de l’air conditionné, de la médecine moderne. Mais, pour nous, dans ces circonstances, l’inconvénient majeur n’était pas évident : quand il n’y a ni voitures ni camions, il ne saurait être question d’auto-stop. Oh, bien sûr, il était possible de temps à autre de faire signe à une charrette qui passait, mais la différence d’allure entre la marche à pied et le pas d’un cheval de ferme était mince. Bon an, mal an, nous avancions de vingt-cinq kilomètres par jour. Ce qui ne nous laissait même pas le temps d’essayer de travailler pour gagner un repas ou le prix d’un lit.
Il existe un vieux paradoxe. Celui d’Achille et de la tortue. La question qu’il pose est celle de la distance qui reste à couvrir jusqu’au but et qui diminue de moitié à chaque pas. Question : combien faudra-t-il de temps pour atteindre le but ? Réponse : impossible d’aller d’ici à là-bas puisque vous franchirez toujours la moitié de la distance.
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